Facebook: Mark Zuckerberg au pied du mur

Critiqué par d’ex-salariés, attaqué par des élus, incriminé pour des fuites de données, le réseau social est dans la tourmente.

« Mark Zuckerberg détient un pouvoir terrifiant, il faut démanteler sa société. » La voix est douce, le propos déterminé. Installée à Washington, Sarah Miller, directrice adjointe du nouveau collectif, proche des démocrates, Freedom from Facebook, ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de convaincre son interlocuteur de la dangerosité du réseau social. « Son influence politique, son poids démesuré sur la circulation de l’information ainsi que sa gestion inconsciente des données personnelles en font le plus nuisible des monopoles au monde. » Rien de moins.

Ecoutez Emmanuel Paquette nous confirmer que tout ce qu’on raconte sur les malheurs de Facebook et de Marc Zuckerberg n’est pas nécessairement faux (sur SoundCloud).

Cette ancienne conseillère de Hillary Clinton exploite les scandales à répétition survenus cette année pour mener sa croisade. Le dernier date de la fin septembre et concerne une cyber-attaque. Des pirates ont eu accès aux noms, adresses électroniques, numéros de téléphone mais aussi aux 15 dernières recherches… de 14 millions d’utilisateurs. Aussitôt alerté, le FBI a ouvert une enquête outre-Atlantique et, en Irlande, qui héberge le siège de la société sur le Vieux Continent, la Data Protection Commission (équivalent de la Cnil) cherche à « déterminer si Facebook a bien mis en oeuvre les mesures techniques et organisationnelles appropriées », selon son porte-parole. Insuffisant pour Sarah Miller, tant la confiance dans la firme et son PDG s’est effondrée. « Qui sait ce que l’on nous cache encore ? »

Cet épisode vient s’ajouter à une longue série de crises. La pression est devenue si forte que Mark Zuckerberg en personne a été obligé de sortir de sa réserve pour défendre sa créature. Depuis quelques mois, le timide développeur s’affiche partout. Le 10 avril, il est sommé de s’expliquer devant des membres du Congrès américain en raison du détournement de son réseau social lors de l’élection présidentielle. Les données privées des profils de 87 millions d’internautes avaient été aspirées à leur insu par l’entreprise Cambridge Analytica. L’opération a servi à influencer le vote d’électeurs grâce à des messages ciblés et à donner ainsi un avantage au candidat Donald Trump lors de la campagne de 2016.

Cinq semaines plus tard, le 22 mai 2018, le voilà entendu par les eurodéputés. Le lendemain, le PDG est de passage à Paris, confronté à une dizaine de journalistes. Chacun d’eux n’a le droit de ne formuler qu’une question. Photos et enregistrements sont proscrits. « Sa poignée de main était ferme, son regard posé, et ses réponses avaient visiblement été très travaillées », se souvient l’un des participants. Hors de question de revivre la séquence catastrophique de 2010. Face à des reporters du Wall Street Journal, le dirigeant avait alors affiché un rictus crispé, des gouttes de sueur perlant sur son front et le tee-shirt taché d’auréoles de transpiration. Le patron introverti a appris à se contrôler malgré une année noire. Mais toute sa fortune, soit 58 milliards de dollars, ne lui est d’aucun secours dans ces épreuves. Et le trentenaire aux 119 millions d’amis n’a jamais été si seul.

« Vous avez cassé la démocratie »

Fin mai, retour en Californie. Le dirigeant assiste à Menlo Park à la rituelle réunion des actionnaires. Et rien ne se passe comme prévu. En guise de message d’accueil, un avion survole la troupe des invités avec cette banderole : « Vous avez cassé la démocratie ». Un coup de Sarah Miller. Le slogan dans le ciel n’est qu’un avant-goût de ce qui l’attend ici-bas, dans l’hôtel de luxe Nia. L’assemblée générale vient à peine de débuter qu’une femme est expulsée pour n’avoir cessé de prendre la parole de façon intempestive. « La démocratie actionnariale fait défaut à Facebook », lâche-t-elle avant de quitter la salle. Bousculé par des questions sur l’ingérence russe lors des élections et la libre circulation d’informations fausses sur le réseau social, « Zuck » se justifie une nouvelle fois. « Nous avons été trop lents à identifier cette menace, car nous étions surtout concentrés sur des attaques informatiques, pas sur la diffusion d’infox, s’explique-t-il. Désormais nous sommes bien réveillés. » Malgré cet acte de contrition, rien n’y fait. La grogne continue de monter.

Le 29 juin, le fonds d’investissement Trillium Asset Management dépose une proposition pour évincer le cofondateur de son poste de président et ne lui laisser que le titre de directeur général. Purement symbolique, cette recommandation motivée par la « mauvaise gestion » des scandales à répétition ne peut aboutir. Et pour cause, Zuckerberg, à lui seul, détient 60 % des votes grâce à des actions particulières lui conférant des pouvoirs démesurés. Ainsi, l’ancien étudiant de Harvard reste, en toute circonstance, maître en son campus. « L’importance grandissante du réseau social et son impact sur la société engendrent des scénarios que personne ne peut imaginer », tempère Anne-Sophie Bordry, ancienne directrice des affaires publiques en France et en Europe du Sud pour l’entreprise. La jeune femme en sait quelque chose. Elle a dû gérer le printemps arabe survenu à la fin 2010 en Tunisie, lorsque le peuple s’est révolté en communicant et en s’organisant grâce au service en ligne. « Du coup, les équipes apprennent sans cesse de ces crises. » Mais elles n’en sortent pas toujours indemnes.

Des démissions en cascade

Ces six derniers mois, c’est l’hécatombe. D’abord, Jan Koum, cofondateur de la messagerie WhatsApp – acquise en 2014 par Facebook -, claque la porte en avril pour divergence de points de vue. Puis c’est au tour du conseiller juridique Colin Stretch d’annoncer son départ en juillet suivi de Dan Rose, vice-président des partenariats, et d’Alex Stamos, responsable de la sécurité, parti en août. Ces démissions en cascade ne s’arrêtent pas là. Fin septembre, Kevin Systrom et Mike Krieger, tous deux à l’origine du service de partage de photos Instagram, annoncent, à leur tour, leur intention de poursuivre d’autres aventures, sur fond de tensions internes. Puis, Brendan Iribe, cofondateur des casques de réalité virtuels Oculus, s’en va à son tour le 23 octobre.

Longtemps laissées indépendantes, les équipes de WhatsApp et d’Instagram sont dorénavant pressées de faire entrer davantage d’argent grâce à la publicité et à l’exploitation des données personnelles. « Désormais, vous ne pouvez pas utiliser tous ces services si vous refusez les conditions de surveillance de vos messages et de votre activité, s’insurge Benoît Piédallu, membre de la Quadrature du Net, une association de défense des droits et libertés fondamentales dans le monde numérique. Cette posture contrevient au nouveau règlement européen sur la protection des données et nous avons donc décidé de porter plainte. »

119 milliards de dollars de valorisation boursière s’évaporent

Une mauvaise nouvelle de plus. Car les performances financières en baisse lors du dernier trimestre – l’un des plus faibles de toute son histoire – commencent aussi à inquiéter les investisseurs. A l’annonce des résultats en juillet, le titre chute et 119 milliards de dollars de valorisation boursière s’évaporent. Il est donc grand temps de trouver des relais de croissance au service originel, de plus en plus délaissé par les jeunes au profit de Snapchat. WhatsApp et Instagram, avec 1,5 et 1 milliards d’utilisateurs, deviennent donc stratégiques dans cette politique de reconquête au service du vaisseau amiral. Sans doute leurs équipes, trop habituées à s’autogérer, ont-elles un peu vite oublié la célèbre phrase inscrite sur l’un des jeux de cartes de visite de Mark Zuckerberg en 2005. Sur ce morceau de carton figurait ces mots : « I am CEO, bitch », comprenez: « C’est moi le PDG, salope ». Ce propos fleuri aurait été inspiré par l’agressivité légendaire de Steve Jobs, cocréateur d’Apple, dont « Zuck » a toujours été un grand admirateur.

Cette reprise en main n’est pas du goût de Brian Acton. Le cofondateur de la messagerie instantanée n’a pas hésité à se répandre dans les colonnes du magazine Forbes, fin septembre. « J’ai vendu la vie privée de mes utilisateurs en obtenant un plus grand profit. J’ai fait un choix et un compromis. Et je dois vivre avec ça tous les jours. » Devenu milliardaire après l’acquisition de sa start-up, ce défenseur du secret des correspondances n’a pas apprécié la modification de la charte afin de laisser le champ libre à Facebook pour collecter des données personnelles. Quelques mois plus tôt, sur son compte Twitter, il avait déjà lancé un message : « C’est le moment. #Delete Facebook » [#Effacez Facebook]. Le conseil a, semble-t-il, été suivi. Selon une étude menée par l’institut Pew Research aux Etats-Unis, plus d’un quart des Américains de 18 à 29 ans interrogés ont choisi d’effacer l’application de leur smartphone au printemps dernier. En réponse, la société a décidé d’augmenter le délai de suppression d’un compte de quatorze à trente jours afin de permettre aux utilisateurs de changer d’avis…

Cette décision intervient à quelques semaines d’un scrutin hautement sensible. L’imminence des élections de mi-mandat outre-Atlantique, le 6 novembre, fait craindre de nouvelles interférences dans le processus démocratique. Mark Zuckerberg a déjà averti les personnes malveillantes que, cette fois-ci, les choses allaient se dérouler différemment. « En 2016, nous n’étions pas préparés aux opérations d’information coordonnées. Mais nous avons beaucoup appris depuis et avons développé des systèmes sophistiqués associant technologie et personnel afin de prévenir toute ingérence électorale », assure-t-il sur son compte. Une cellule de crise, une « war room », a même été créée. A peine née, le 11 octobre, elle fait fermer 559 pages et 251 comptes ont été clôturés en raison de violation des conditions d’utilisation de la plateforme. Parmi eux, des usines à publicités prenant des allures de forums politiques d’où sortent d’énormes quantités de contenus issus de différents profils renvoyant tous vers la même page Web, une manoeuvre destinée à gonfler artificiellement l’audience du site. Certaines victimes ont crié à la censure. Mais le PDG a promis de « protéger la démocratie » – mission étrange pour une entité privée – car il est attendu de pied ferme lors de ce scrutin. Pour Sarah Miller aussi, ces suffrages ont valeur de test. « A droite comme à gauche, Facebook ne compte plus beaucoup d’amis. »

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