E-LE COMPLOT DU GENERAL KOUASSI ET L’AMBASSADEUR DUPUCH
Le 5 juin 1990, juste après avoir fini de déjeuner avec le président, je reçus un appel téléphonique du général Kouassi, l’ancien commandant du palais. Sa voix dénotait un sens prononcé de l’urgence. Il était également de la tribu Baoulé, un protégé du président et un chef d’état-major adjoint fiable des forces armées ivoiriennes. Il déclara de façon dramatique qu’il était impératif de me rencontrer : « La question ne peut attendre, me dit-il. Je souhaiterais votre présence immédiate à mon domicile. » Il n’habitait pas loin de la résidence du président, je me rendis donc chez lui.
Il m’accueillit sur le seuil de sa maison, éloigna son garde du corps et me conduisit dans le hall. Je n’avais aucune idée de ce qui devait transpirer. Nous finîmes par tenir conciliabule dans sa chambre à coucher. Lorsque la porte se referma derrière nous, il commença à parler : « Le président se fait vieux. Ce soir, j’ai l’intention d’aller le chercher et de le remplacer par Bédié. » J’étais abasourdi par sa franchise et je ne savais pas quoi penser. Ses lèvres tremblaient, alors qu’il articulait dans un parler accompagné d’un bégaiement impromptu. Mais lorsque ses paroles commencèrent à s’installer et à envelopper ma raison, j’avais le sentiment d’avoir reçu un coup de massue. Je m’assis dans un fauteuil, bouche bée, victime d’un tremblement de terre. Il semblait qu’il était devenu une autre personne, cependant je pouvais lire dans son regard hagard qu’il était tourmenté au plus profond de lui-même. Je luttai pour contenir mon émotion et je fis de mon mieux pour maintenir un calme apparent.
Ses yeux se promenèrent à travers la pièce et de nouveau, se tournant vers moi, il poussa un profond soupir et interrompit le silence pesant d’une voix rauque : « Hier, l’ambassadeur de France, Michel Dupuch, a invité mon patron à déjeuner. L’ambassadeur lui a présenté un général français, envoyé de Paris par le président François Mitterrand pour discuter de stratégies pour remplacer le président Houphouët-Boigny. » Son supérieur, le général Ory, était le chef d’état-major des forces armées. En l’écoutant parler, je me demandais pourquoi il m’avait choisi pour cette confidence. Je n’étais pas certain qu’il voulût réellement accomplir son objectif. Il savait que j’étais le collaborateur le plus proche du président, et la dernière personne à qui il fallait divulguer un complot aussi traître. Je réussis, balbutier « Merci, mon frère » avant de me diriger vers la sortie.
Le reste de ma journée fut sens dessus dessous, mais je me contins, jusqu’à atteindre le seuil de ma demeure. Je commençai alors à me sentir extrêmement perturbé. Comme un lion en cage, je passais et repassais mes pensées en profondeur et dans tous les sens sans savoir quoi faire. J’appréhendais dans mon esprit quelles pourraient être les conséquences d’un coup d’Etat et je disséquais la conversation en revoyant encore et encore le film de cette rencontre choquante. Quand je finis par parler à mon épouse du complot, le choc lui en fit tomber la mâchoire. Elle ne pouvait croire que Kouassi, un homme si affable et attentionné, puisse concevoir un dessein aussi machiavélique.
« Mon Dieu, c’est tout simplement impossible, cela n’a aucun sens. Pourquoi a-t-il choisi de te révéler l’information ?» Elle était consternée. Nous étions tous deux d’accord que l’avenir de la nation tout entière dépendait de ce que je déciderais de faire.
Je me demandais s’il y avait quelque possibilité que le général Kouassi fut victime de coercition de la part des comploteurs et qu’il n’eût peu de choix, ou pas de choix du tout, excepté celui d’accepter le plan. Peut-être recherchait-il une porte de sortie en me contactant espérant que j’informerais le président de la conspiration plutôt que d’avoir à le faire lui-même. Je conclus que j’étais le maillon qui manquait à la chaîne dans son calcul pour sauver la face. Nous nous relayâmes dans la prière. Nous passâmes plusieurs heures à méditer et à réfléchir intensément, à la recherche d’une intervention divine. À la fin de la prière du Maghrib, je demandai à mon épouse de m’accompagner à la résidence du président.
Il était en train de poursuivre ses audiences sur la terrasse lorsque nous arrivâmes. Mon épouse se tint à l’arrière, dans le salon, alors que je m’approchai du président pour lui demander d’éloigner tout le monde y compris sa garde rapprochée. Je lui donnai la nouvelle du complot imminent. Quoique surpris, il demeura calme et ne pas transparaître son émotion. Il prit tranquillement le téléphone convoqua l’ambassadeur Dupuch, qu’il avait toujours tenu en très haute estime.
A suivre…
Source: LES MEMOIRES DU Dr BERRAH (Ancien conseiller du Président Felix HOUPHOUET BOIGNY)