Ouattara et la carte de séjour

 

3. Ouattara et la carte de séjour

Le président présidait le Conseil des ministres et le Premier ministre était chargé du contrôle de tous les ministères et en référait au président. Alassane Ouattara prit graduellement le contrôle de l’État et l’administrait avec l’esprit d’un directeur du FMI. C’était là qu’il avait effectué sa carrière. Il était appliqué à honorer les paiements de la dette du pays en respectant les échéances. Sa discipline lui fit gagner la confiance sans équivoque du président. Il allait an delà du protocole strict du paiement de nos obligations et imposait même des mesures plus dures sur un pays dans un terrible embarras financier ; il collectait les recettes de la Sotra (Société d’État de transport public), constituées de pièces de monnaie, pour sécuriser les paiements minimums mensuels requis. Il déjeunait à la résidence du président tous les mercredis à l’issue du Conseil des ministres. Toujours présent au déjeuner, je l’écoutais attentivement et, à cci tains moments, je considérais qu’il allait trop loin dans la gestion des affaires. Néanmoins, j’estimais qu’il était décidé à faire du bon travail. J’entretenais avec lui des relations très cordiales.

Dans le but d’augmenter le revenu de l’État et d’honorer la dette, Ouattara institua une carte de séjour pour les étrangers. La décision était prématurée dans le contexte, elle nécessitait d’être minutieuse ment étudiée parce qu’elle provoquait une grande frustration dans la population ouest-africaine, particulièrement parmi les ressortissants de l’ancienne Haute Côte d’ivoire, et de surcroît, les dépouillait de 5 000 francs CFA. J’abordai la question en sa présence au cours d’un repas et j’élaborai sur les conséquences politiques incommensurables que j’entrevoyais, si l’on pointait du doigt de la sorte un segment de la population qui pouvait légalement se réclamer de la nationalité ivoirienne sans pour autant avoir pensé à se soumettre au processus.

Après avoir créé la colonie de Haute-Volta en 1919, la France coin commença à transplanter une partie de la population de la nouvelle colo nie en Côte d’ivoire, pour travailler dans les plantations. Une grande famine en 1932 incita la France à diviser la Haute-Volta en trois parties, dont l’une fut rattachée au Niger, la seconde au Soudan et la troisième à la Côte d’ivoire. Plus tard en 1938, la fusion se consolida avec la création de la Basse et de la Haute Côte d’ivoire, s’étendant au-delà d’Ouagadougou (Burkina Faso). Les représentants de la Haute et de la Basse Côte d’ivoire avaient un siège à l’Assemblée nationale française. Le président Houphouët me raconta sa campagne électorale en Haute Côte d’Ivoire : « Ouezzin Coulibaly, Zinda Kaboré et moi-même avons été tous les trois élus comme représentants de la Côte d’ivoire à l’Assemblée nationale française en 1946. »

Le gouvernement colonial français, impulsif, décida soudain en 1947 que la Haute-Volta devait être reconstituée en colonie. A l’indépendance, tous ceux qui étaient demeurés en Basse Côte d’ivoire étaient ivoiriens de fait. Il était donc aisé d’imaginer la frustration de cet homme de soixante-dix ans qui était arrivé dans les années 1920, avant la reconstitution de la Haute-Volta, lorsqu’il fut victime de tracasseries policières en 1991, après avoir été repéré et arrêté par des policiers, qui lui ordonnèrent de présenter sa carte de séjour à cause de la consonance « étrangère » de son nom. Le président fut ému par l’histoire de cet homme et promit de s’atteler à résoudre le problème à un moment ultérieur. Il était très important de régler la question de I ’ immigration, mais elle devait être savamment étudiée, de façon à trouver la solution adéquate. Alassane était à la veille d’un voyage au Sénégal où il devait représenter le président à l’investiture d’Abdou Diouf, qui venait d’être réélu à la magistrature suprême. Nous décidâmes donc de poursuivre la discussion à son retour. Le problème de la carte de séjour ouvrit de façon infortunée la porte à ce qui deviendra le concept de « l’ivoirité». Malheureusement le président, malade, dut subir en France une intervention chirurgicale dont il ne devait jamais se remettre.

Il sombra plus tard dans une longue agonie à Yamoussoukro. Ce fut l’un des moments les plus douloureux de mon existence. J’avais du mal à apprécier la volonté du Tout-Puissant. Mon père adoptif, mon ami, mon confident, mon chef exceptionnel était en route vers son Créateur. J’observais les derniers moments de ce grand homme, un monument de l’Histoire. Je ne pouvais même pas me tourner vers mon épouse pour apaiser ma peine parce qu’elle était tout aussi bouleversée et inconsolable. Je me concentrais sur mes prières et m’aidais de nombreuses lectures du Saint Coran. Malgré la peine et l’émotion qui m’étreignaient, je tentai de me ressaisir en implorant le Tout-Puissant de m’accorder la force et le courage nécessaires pour accomplir mes derniers devoirs vis-à-vis du président et de la Côte d’ivoire. Pour sauvegarder l’intégrité de son œuvre, je devais m’assurer que la Constitution fût respectée et que la transition quoique douloureuse puisse s’opérer en douceur pour tous les Ivoiriens, dans la paix et dans l’ordre.