Le Coran, texte sacré de l’islam, est, pour des millions de femmes et d’hommes à travers le monde, la parole incréée et inaltérable de Dieu. Il exhorte l’homme en de maints endroits, à ne pas se laisser abuser par les tentations et les faux-semblants de l’ici-bas. Il est vrai que l’homme a ceci de particulier qu’il fut, dès sa création, investi d’une mission divine : être le vicaire (ḫalīfa) de Dieu sur terre, comme le montre la sourate « al-baqara » (la génisse), et le récit qu’elle rapporte du projet de Dieu exposé aux anges :
« [rappelle] quand ton Seigneur dit aux Anges : “je vais placer, sur la terre, un vicaire” ; “y placeras-Tu quelqu’un qui y sèmera le scandale et y répandra le sang alors que nous, nous glorifions Ta louange et proclamons Ta sainteté ?” [Le Seigneur] répondit : “Je sais très bien ce que vous ne savez point”.1 »
Ce dialogue déconcertant voit d’un côté les anges exprimer leur inquiétude et les risques de corruption dont pourrait être à l’origine cet homme, et d’un autre côté Dieu qui leur oppose Sa science de l’invisible et la parfaite sagesse de Ses décrets avec cette célèbre formule sapientiale : innī a‘lamu mā lā ta‘lamūna (« Je sais très bien ce que vous ne savez point »). L’inquiétude des anges semble trouver un premier écho avec le refus d’Iblīs (il s’agit du Diable), et son acte de « rébellion », face à l’injonction divine de se prosterner devant Adam
« [Dieu] dit [alors] : “qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner quand Je te [l’]ai ordonné ?” [Iblis] dit : “je suis meilleur que lui. Tu m’as créé de feu alors que Tu l’as créé d’argile.” » 2
Justifiant son refus de se prosterner par le fait qu’il s’estimait issu d’une matière plus noble et plus forte que l’argile, en l’occurrence le feu, Iblīs symbolise, dans la tradition musulmane, le paroxysme de l’ego démesuré et de l’orgueil ainsi que le sommet de la vanité en refusant de se soumettre à l’ordre divin. Cette insoumission lui a valu d’être désigné par le Coran comme un ‘aduww mubīn, un ennemi déclaré aux desseins on ne peut plus clairs : tromper les hommes pour les détourner de la voie qui mène à la félicité éternelle.
Le tragiquement célèbre anā ḫayr minhu s’est perpétué dans certains parlers populaires arabes et ceux du Maghreb en particulier, et nous nous sommes souvent interrogé sur la permanence de cette expression qui donne le sentiment que cette rébellion se renouvelle encore et sans cesse dans la bouche de tous ces hommes.
Comment, dès lors, ne pas penser à cette propension humaine à rechercher les honneurs, à vouloir paraître plus beau et plus fort que les autres amenant tous ces individus à se transformer en véritables caméléons sociaux comme si le faux-semblant avait été, de tous temps, érigé en art de savoir-être ? Nous pensions, au début de nos réflexions, employer le mot « vanité » comme une traduction presque parfaite du terme arabe ġurūr. Il nous fallait, cependant, nous rendre à l’évidence de différences sémantiques et idéologiques réelles entre ces deux termes et ce à quoi ils renvoyaient respectivement.
De la vanité dans l’Ecclésiaste au ġurūr dans le Coran, la vie sur terre n’est donc qu’illusion et tromperie. Si la vanité, du latin vanitas, désigne l’inanité du monde, le vide voire le vent, le ġurūr dérivé de la racine arabe « ġ.r.r. » traduit l’illusion et la tromperie mais aussi la négligence ou l’insouciance et donc l’inexpérience. Est-ce à dire que le monde, tel que le concevaient les penseurs musulmans, était à proprement parler « vide », sachant qu’il constitue un passage obligé pour l’accession à l’éternité telle que promise par le Coran ? Il convient plutôt de considérer l’appréhension du monde sous l’angle du profit que peut en tirer l’homme pour son salut dans l’au-delà. Le profit, par nature, est le fruit d’un dur labeur et d’une peine que traduit le mot ‘amal (terme commun à l’arabe et à l’hébreu).
Il suffirait, donc, d’agir, de travailler durement pour espérer récolter les fruits de son travail ; or, l’ici-bas est avant tout pour le musulman le lieu, non pas du châtiment divin, mais le lieu de l’épreuve et de sa capacité à montrer qu’il peut être digne du paradis. Il doit, ainsi, éviter les embûches qui se dressent sur son parcours au premier titre desquelles sa nafs, traditionnellement traduite par « âme » et qui renvoie soit à l’âme charnelle ou concupiscible, soit au « moi ».
Cette nafs est sensible aux attraits de l’ici-bas ; les tentations et les plaisirs l’excitent et la prédisposent à tous les stratagèmes possibles pour assouvir ses envies. Cette nafs, qu’il nous faudrait définir plus longuement, doit donc être domptée par l’homme pour ne pas se laisser conduire au châtiment éternel. Cette lutte intérieure et nécessaire, que la mystique musulmane désigne par le mot mujāhada, n’est qu’un front parmi tant d’autres sur lequel l’homme doit être présent. Il faut, en effet, revenir au Coran et à ce qu’il rapporte de cette promesse d’Iblīs faite à Dieu, lorsque, banni et disgracié, il ne put réprimer un violent sentiment de vengeance en affirmant :
« par Ta puissance, je les ferai errer tous, à l’exception, parmi eux, de Tes dévoués serviteurs. »3
De cette promesse désignant l’homme comme cible de sa vengeance, le Diable est, en plus de l’ici-bas, l’autre grand « acteur » de l’illusion. L’arabe a d’ailleurs traduit cette étroite connivence entre démon et illusion en recourant à un changement de vocalisation qui permet de lire le schème nu « ġ.r.ū.r. » de deux façon en changeant la vocalisation de la lettre ġ amenant le lecteur à choisir, selon le contexte, entre gurūr ou ġarūr. Le gurūr est ce qui illusionne et trompe et le ġarūr est, dans l’exégèse musulmane, le Diable.
Trompé par les murmures incessants de Satan lui suggérant d’accéder à un statut et à une situation plus avantageux encore que ce que le commandement divin avait jusqu’alors décrété, c’est bien parce qu’illusionné qu’Adam se retrouva déchu du paradis pour ne pas avoir saisi les frontières qui existent entre le vrai et le faux, entre la réalité et la tromperie et c’est bien « naïvement » (c’est-à-dire sans expérience) qu’il succomba à la tentation de son ennemi déclaré.
Faut-il rappeler ici que ce n’est pas la première fois que le Coran mentionne, à propos de l’homme, les conséquences négatives de ses « décisions » malencontreuses. Il est un autre épisode de la Création qui peut en témoigner. Il s’agit de la fameuse amāna (le Dépôt) que Dieu, selon la tradition musulmane, proposa aux cieux, à la terre et aux montagnes, amāna qu’ils refusèrent d’assumer :
« Nous avons proposé le Dépôt aux cieux, à la terre et aux montagnes. Ils ont refusé de s’en charger et s’en sont effrayés, alors que l’homme s’en est chargé, car il est injuste et ignorant. »4
Ces éléments naturels, symboles même d’une puissance et d’une force de loin supérieures à l’homme, refusèrent ce que cet être si frêle et à l’ascendance si vile (créé de boue, d’un liquide vil, comme le rapporte le Coran) n’hésita pas à accepter spontanément. Le verset coranique précédent met en lumière un jugement déjà altéré par une vision trop présomptueuse d’un homme qui n’a pas conscience de ses limites, c’est-à-dire qui n’a pas pris la mesure de la tâche qui l’attendait et qui, par voie de conséquence, n’a pas su mesurer la réalité de ce qu’impliquait son engagement ou devrions-nous plutôt dire de son pacte. Cette « impudence » humaine a été subtilement décrite par Victor Hugo (1802-1885) dans les Travailleurs de la mer :
« de toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici, il défigure, là il transfigure. […] La balafre du travail humain est visible sur l’œuvre divine. Il semble que l’homme soit chargé d’une certaine quantité d’achèvement. Il approprie la création à l’humanité. Telle est sa fonction. Il en a l’audace ; on pourrait presque dire, l’impiété. La collaboration est presque offensante. L’homme, ce vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend l’infini. »5
C’est bien cette question du rapport de la « finitude » de l’homme à l’éternité qui constitue l’une des clés de lecture et de compréhension du ġurūr. Le temps est en effet compté. La naissance de la vie n’est que le prélude à une mort inévitable. L’islam n’a cessé de consacrer la prééminence de l’au-delà sur l’ici-bas, tout en invitant l’homme à ne pas négliger totalement sa vie sur terre, car après la mort, il existe une vie où tous les voiles seront levés pour laisser apparaître la vérité et où la tromperie et l’illusion n’auront plus droit de cité. Si nous devions mettre en avant un point en particulier pour décrire le ġurūr, nous dirions que l’altération du jugement cristallise son fonctionnement comme procédé psychologique subtil de déformation du réel. Pourquoi parler de « procédé psychologique » ?
Tout simplement parce que l’illusion agit au plus profond de l’être, au sens où l’individu lui-même n’a pas « conscience » que son appréciation de la réalité est altérée. Réalité, tromperie, illusion, toutes ces notions suscitent nombre d’interrogations : que doit-on appeler « réalité » ou « vérité » ? Quels sont les critères qui permettent d’affirmer que l’homme est dans le vrai ou dans le faux ?
Doit-on se limiter à une approche purement « binaire » qui opposerait comme souvent dans des systèmes de pensées régis par le seul phénomène religieux, le bien au mal, où y a-t-il la place pour une « dialectique humaniste » qui permettrait de mettre l’homme au cœur de toutes ces préoccupations afin d’interroger les fonctionnements endogènes qui président à sa perception du réel ainsi que sa propension à se soumettre à un ensemble de commandements, de surcroît divins pour ce qui nous intéresse ici, alors qu’il doit, pour cela, surmonter une multitude d’obstacles ?
Le Coran avertit les hommes de nombreuses fois sur l’illusion du monde qui, “aidés” en cela par le Diable, les amènerait à se méprendre sur Dieu en s’éloignant, notamment, de Ses commandements:
« Hommes ! La promesse d’Allāh est vérité. Que la vie Immédiate ne vous trompe point et que le Trompeur ne vous trompe point sur Allāh ! »6
Comme le montre le verset, est vain, dans la tradition musulmane, ce qui éloigne de Dieu.
Notes:
1 Cor, 2, 30. Nous utiliserons la traduction de Régis Blachère, Le Coran, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1980, traduction avec laquelle nous avons tout de même pris la liberté de modifier tout ou partie des passages qui semblaient un peu « éloignés » de la signification du verset et ce, en prenant le soin de nous appuyer sur les exégèses d’al-Ṭabarī, d’al-Qurṭubī et d’Ibn Kaṯīr (références à venir). Les modifications sont signalées en notes.
2 Cor, 7, 12. Précisons que Blachère, dans sa traduction, n’a pas rendu le anā ḫayrun minhu par « je suis meilleur que lui » mais par « je suis meilleur que ce que Tu as créé ». Faut-il y voir, chez Blachère, une volonté de « coller » au plus près du sentiment d’Iblīs qui ne reconnaît chez Adam aucun droit à l’existence et qui refuse de le considérer comme son alter ego ? Le texte arabe ne prête pourtant à aucune équivoque d’où notre choix de ne pas conserver cette partie de sa traduction pour ce verset.
3 Cor, 38, 82-83.
4 Cor, 33, 72.
5 Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, Paris, Librairie générale française, (« Le livre de poche, classiques »), 2002, p. 107.
6 Cor, 35, 5.
Livres de Lyess Chacal
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