Pour le huitième vendredi consécutif, les Algériens sont descendus dans la rue pour exiger le départ des symboles du régime qui s’accrochent encore au pouvoir malgré et contre la volonté populaire. Les Algériens exigent le départ des « quatre B » (Bensalah, le nouveau président de l’Etat par intérim, Bélaiz, le président du Conseil constitutionnel, Bedoui, le nouveau premier ministre et Bouchareb, le patron contesté du FLN) mais au-delà de ces personnalités, c’est tout un système corrompu qui est désormais contesté par le mouvement populaire. Un système qui semble reprendre des forces après un premier moment d’incertitude et d’hésitation au lendemain de la démission du président Bouteflika.
Des signes qui ne trompent pas commencent à faire craindre aux Algériens une contre-révolution. Des personnalités impopulaires comme l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, le secrétaire général de l’UGTA Sidi Saïd, l’ancien secrétaire général du FLN, Djamel Ould Abbes et le dirigeant du parti TAJ, Amar Ghoul, tous connus pour leurs liens avérés avec l’ « Etat profond » et l’appareil de l’ex-DRS dissous, ont effectué un retour inquiétant sur la scène politique et médiatique ces derniers jours. Les hommes de l’ex-président Bouteflika sont toujours en fonction à la présidence, du secrétaire général, Habba El Okbi au directeur du protocole, Mokhtar Reguig, en passant par celui qui écrivait ses discours, Zerhouni Benamar.
Mais le plus inquiétant est sans doute la dernière sortie médiatique du chef de l’armée algérienne, le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah, qui a dénoncé les tentatives étrangères de déstabilisation et a mis en garde contre les revendications qui pourraient paralyser le fonctionnement de l’Etat algérien. Cette déclaration qui peut interprétée diversement n’a pas manqué de susciter des interrogations et des inquiétudes.
L’armée qui s’est montrée jusqu’ici compréhensive à l’égard du mouvement populaire et qui a pesé de tout son poids en vue de faire appliquer l’article 102 de la Constitution pour pousser à la sortie le président Bouteflika et ses frères va-t-elle lâcher le mouvement populaire ?
Si les prochains jours nous diront plus sur le positionnement que prendra le commandement de l’armée algérienne par rapport aux nouvelles revendications du mouvement populaire, une chose est sûre : la révolution populaire n’aura pas seulement à affronter les risques d’une contre-révolution intérieure aux ramifications nombreuses et vicieuses. Elle risque aussi de faire face aux manœuvres des cercles néocolonialistes français qui n’ont pas cessé depuis le début de cette révolution d’interférer dans les affaires algériennes en vue de peser sur une transition jugée désormais inéluctable.
Il est normal qu’une révolution populaire de cette ampleur n’allait pas laisser indifférente la France qui a d’énormes intérêts économiques et stratégiques à défendre en Algérie. Officiellement, le positionnement de la diplomatie française face à la crise ouverte par la contestation populaire du régime de Bouteflika était déterminée par la prise en compte de trois dossiers majeurs : l’impact d’une déstabilisation grave de l’Algérie sur les mouvements migratoires en provenance d’Algérie qui pourraient devenir ingérables, l’impact de la crise sur l’approvisionnement énergétique de la France même si pour ce dernier point la dépendance française à l’égard du gaz algérien ne dépasse pas les 10%.
Enfin, l’impact d’un changement de régime sur la sécurité régionale notamment en Libye et dans la sous-région sahélo-saharienne plus généralement. En effet, les frictions existantes entre les deux pays en dans le cadre de la gestion de ce dossier sensible, n’ont pas empêché le président Bouteflika de faire des concessions à la France lors de l’opération Serval en 2013 (ouverture de l’espace aérien algérien aux avions français, fermeture de la frontière avec le Mali) malgré les réticences de l’armée algérienne dont les positions indépendantistes et souverainistes dérangent au plus haut point Paris.
C’est ce qui explique que le gouvernement français ait cherché depuis le début de la révolution populaire algérienne à écarter l’armée algérienne du processus de transition. Dès le début du mois de mars, les services français ont lancé une opération com contre l’armée algérienne, à travers les médias qu’ils influencent et les réseaux sociaux, en collaboration avec les services marocains. Bien entendu, l’argumentaire de cette opération com n’a pas besoin d’être réinventé : il s’agit du discours démocratoïde habituel servi par les médias main stream quand il s’agit de discréditer les forces hostiles au nouvel ordre mondial et à ses succédanés régionaux.
Mais le positionnement de la France face à la révolution en cours en Algérie ne s’explique pas seulement pas par la gestion des trois dossiers rappelés ci-dessus. Les relations franco-algériennes, qui relèvent avant tout de la logique qui préside aux rapports centre-périphérie, par définition inégaux, sont largement inluencées par l’histoire particulière de la décolonisation de l’Algérie.
Une décolonisation inachevée dans la mesure où même si elle n’a pas réussi à faire respecter à la lettre toutes les clauses des Accords d’Evian, la France a pu néanmoins laisser derrière elle des élites formées à la hâte dans le cadre du Plan de Constantine (1958) qui ont pris le contrôle de l’Administration de l’Etat algérien naissant et ont influencé par la suite le processus de reproduction sociale des élites dirigeantes. Ce phénomène social complexe ne saurait être réduit schématiquement au clivage francophones/arabophones comme l’illustre le fait que le système a réussi à incorporer aisément un segment important des élites arabophones à travers l’arabisation du système judiciaire.
Il n’en demeure pas moins que le noyau dur du système continue d’être sous influence d’une élite, politique, économique, médiatique et culturelle, liée organiquement aux intérêts français en Algérie à travers la mise en place d’un réseau solide d’interdépendances à tous les niveaux. C’est ce réseau qu’il a été convenu d’appeler « Françalgérie » même si parfois cette notion a été limitée au volet relatif à la coopération sécuritaire entre les deux services de renseignements dans leur guerre commune contre la menace terroriste islamiste durant les années 1990.
C’est cette « Françalgérie » qui a eu peur dès le début de la révolution populaire en Algérie dans la mesure où en mettant en cause radicalement le système, cette dernière allait inévitablement affronter la logique néocoloniale qui continue à présider aux rapports franco-algériens. C’est ce qui explique que le mouvement populaire contre le régime autoritaire et corrompu de Bouteflika ait pris une coloration nationaliste avec notamment la forte présence du drapeau national et le retentissement des chants patriotiques lors des manifestations avec des slogans clairement antifrançais, ce qui a poussé les dirigeants français à se faire plus discrets. Mieux, le mouvement populaire a étonné plus d’un observateur quand il a sorti dans plusieurs wilayas le drapeau palestinien aux côtés du drapeau algérien. C’est un clin d’oeil politique et diplomatique qui en dit long sur la conscience aigüe qu’ont les jeunes générations algériennes du lien existant entre le système corrompu et ses amis de l’extérieur qui se recrutent généralement dans une mouvance connue pour ses sympathies pro-israéliennes.
En apparence, la France manœuvre aujourd’hui contre l’armée algérienne accusée de vouloir prendre le pouvoir. Mais dans la réalité, les dirigeants français cherchent à sauver ce qui reste de la « Françalgérie ». En effet, les dirigeants français et leurs services de renseignement savent pertinemment que l’armée algérienne ne voudra pas de ce pouvoir si encombrant même si on le lui offrait sur un plateau d’argent. Bien-sûr, les généraux algériens ne sont pas des enfants de chœur. Ils ont des intérêts à défendre à commencer par leur droit de regard exclusif sur les questions militaires et les dossiers diplomatiques qui touchent directement la sécurité régionale. Ils essaieront sans doute dans la transition actuelle à obtenir des garanties des futurs dirigeants pour que la gestion des questions de défense et de sécurité soit partagée avec l’état-major de l’armée, un peu à la manière de ce qui s’est passé dan le cadre du modèle Turc.
Au demeurant, la culture politique farouchement souverainiste de l’état-major de l’armée, héritée de son histoire, ne pose pas de problème à l’opinion publique algérienne majoritairement acquise à cette ligne diplomatique. En revanche, elle contrarie énormément les velléités interventionnistes de la France dans la région. On comprend mieux dans ce contexte pourquoi Alain Juppé a conseillé au président Macron de soutenir jusqu’au bout le président Bouteflika contre le chef de l’armée algérienne, Ahmed Gaïd Salah.
Le peuple algérien s’est insurgé pour arracher sa liberté confisquée par un pouvoir de type mafieux dont les liens avec la France étaient un secret de polichinelle, un pouvoir qui n’a pas hésité quand il s’est senti en danger à faire appel au secours des puissances étrangères. Le peuple algérien n’est pas dupe. Il ne se trompera ni d’enjeu ni d’adversaire. Le peuple sait que le président Bouteflika est parti mais que les clans mafieux qui ont pris en otage l’Etat algérien sont toujours là et continuent de résister non seulement en s’accrochant à leurs postes mais en cherchant également à instrumentaliser une partie de l’opposition dite « démocratique », celle-là même qui a réclamé l’intervention de l’armée en janvier 1992 pour arrêter le processus électoral et qui fait semblant aujourd’hui de se mobiliser contre le danger supposé d’une « dictature militaire » dans le cadre d’une opération de diversion politique qui ne trompera pas le peuple algérien.
L’armée algérienne se trouve aujourd’hui devant un dilemme. Soit elle continue de rester rigidement accrochée à la lettre de la Constitution au risque d’apparaître complice des manœuvres de l’ancien régime qui cherche à se succéder à lui-même et de perdre ainsi son crédit auprès de l’opinion populaire, soit elle s’aligne sur la volonté populaire et met tout son poids pour que le dernier mot revienne enfin au peuple souverain dans des modalités et des formes qui réunissent le plus large consensus populaire.
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