Le muable et l’immuable en droit musulman
Le débat sur la réforme de l’héritage devrait normalement se concentrer sur l’analyse et l’évaluation des différents aspects de la question, pour déterminer ce qui est juste ou injuste dans les règles actuelles de répartition, et les modifications qu’il serait éventuellement approprié d’y apporter.
Mais, du fait que ces règles sont prescrites dans le Coran, toute discussion de cette question se trouve immédiatement transposée au cadre plus général d’un débat sur la question : Est-il licite de réviser les règles de répartition de l’héritage qui ont été prescrites dans le Coran ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut pouvoir définir très clairement ce qui est muable et ce qui est immuable en droit musulman.
Il existe, de fait, deux réponses dominantes à cette question, l’une basée sur la théorie du droit musulman, l’autre sur l’analyse de la pratique des autorités politiques et religieuses en la matière, au cours des 14 siècles écoulés.
Première réponse : L’écrasante majorité des oulémas et des musulmans estime que les règles coraniques sont immuables
Cette réponse repose sur le postulat que les règles de droit énoncées dans le Coran n’étaient pas destinées à s’appliquer seulement en Arabie au temps de la Révélation, mais sont valables en tous temps et en tous lieux. A ce titre, elles doivent être appliquées à la lettre. Elles ne peuvent ni ne doivent subir aucune modification.
Sur le plan de la théorie pure du droit musulman, l’argument se défend, dans la mesure où les chefs politiques et religieux de la communauté musulmane ont eu recours à cet argument pendant 14 siècles, pour justifier le maintien du statu quo dans les domaines les plus divers et dans les sociétés les plus diverses.
Les défenseurs de cette proposition ajoutent : « Si le Coran n’a attribué à la femme qu’une seule part d’héritage contre une double part pour l’homme, il faut respecter la sagesse des prescriptions divines. »
Cependant, cet argument repose sur une méconnaissance regrettable (bien que courante) des règles de partage de l’héritage qui figurent au Coran. Comme l’expliquent les oulémas, ce n’est pas le sexe du bénéficiaire qui constitue le critère de décision dans la répartition (puisque des parts égales d’héritage sont attribuées au père et à la mère du défunt, par exemple). Les trois critères de base sont le degré de parenté de l’héritier avec le défunt, son âge (un héritier “jeune” recevant une part plus importante qu’un héritier d’un âge avancé), et les obligations financières que l’héritier mâle doit assumer, puisqu’il doit pourvoir aux besoins de sa famille et de ses proches, alors que, selon les oulémas, une héritière n’assume aucune responsabilité à cet égard et peut disposer librement de la part qui lui revient.
Deuxième réponse : Une minorité d’oulémas et de chefs politiques estime qu’il existe certaines règles coraniques qui ne doivent pas être considérées comme immuables.
Ceux qui ont étudié le droit musulman de près savent, en effet, que les autorités politiques et religieuses des différents pays musulmans ont procédé, au fil des siècles, à l’ajustement et à l’adaptation de règles fondamentales de droit musulman, y compris les règles prescrites dans le Coran, pour mieux répondre aux conditions de vie et aux besoins changeants de la communauté musulmane à travers le monde. De ce fait, on a cessé d’appliquer certaines règles coraniques et on a profondément modifié la teneur de certaines autres, au fil du temps.
En conséquence, ce qui était considéré comme étant licite dans une communauté musulmane donnée, à une époque donnée (par exemple l’esclavage qui a existé dans tous les pays musulmans pendant 13 siècles), est devenu illicite à une autre époque (interdiction de l’esclavage dans les temps modernes dans tous les Etats musulmans, même en Arabie Saoudite), reflétant les changements fondamentaux intervenus dans l’interprétation et l’application du droit musulman, au cours du temps.
La liste indicative suivante de règles coraniques qui ne sont plus appliquées de nos jours, témoigne de cette évolution. Ces changements se sont faits dans les différents Etats musulmans, au fil du temps, souvent sous l’impulsion de puissances étrangères occupantes, mais avec l’assentiment des autorités politiques et religieuses et de l’ensemble de la communauté nationale. Ainsi, aucune de ces communautés n’a remis en cause les règles en question, une fois obtenue son indépendance. Voici quelques exemples représentatifs de cette tendance :
– De nos jours, nul n’a le droit de posséder des esclaves ;
– On ne coupe plus la main du voleur (sauf, à titre épisodique, dans un seul pays) ;
– On n’applique plus nulle part la loi du talion (oeil pour oeil, dent pour dent – puisque tu as tué mon fils, je vais tuer ton fils à mon tour) ;
– On ne lapide plus jusqu’à la mort le couple adultère (sauf dans quelques pays où des groupes extrémistes accèdent parfois au pouvoir et où c’est toujours la femme qui est mise à mort, mais jamais l’homme) ;
– La sanction du meurtre ne se négocie plus entre les parties concernées, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé, mais fait l’objet de poursuites pénales dans le cadre du système judiciaire moderne des Etats musulmans (sauf dans un seul pays) ;
– Le droit commercial moderne, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles de commerce énoncées dans le Coran et développées par les oulémas au cours des siècles ;
– Le droit de la banque et de la finance modernes, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué dans la majorité des Etats musulmans aux règles relatives à ces domaines énoncées dans le Coran.
De la même manière, il existe des cas innombrables de règles de droit coraniques qui ont été reformulées et associées à des conditions d’application tellement complexes qu’il devient extrêmement difficile pour un homme de s’en prévaloir, alors que le texte coranique ne pose aucune condition. C’est le cas du régime de la polygamie, par exemple, dans les sociétés musulmanes contemporaines.
Comme il ressort de cette longue liste de règles coraniques qui ne sont plus appliquées, les Etats musulmans ont toujours trouvé moyen d’adapter les dispositions de ces règles aux conditions de vie, aux besoins et aux exigences des communautés musulmanes et du monde dans lequel elles évoluent. Les oulémas ont traité les versets coraniques au cas par cas, en fonction des spécificités de chaque situation, sans a priori au sujet de ce qui est muable et de ce qui ne l’est pas.
Le droit musulman, bien que décrit au niveau de certaines de ses dispositions comme immuable, a ainsi fait preuve, dans la pratique, de beaucoup de vitalité, de flexibilité et d’adaptabilité au fil des siècles, des qualités qu’il continue de manifester de nos jours.
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