Le ciel repose sur cinq piliers. Cinq pratiques obligatoires. Les cinq piliers de l’Islam sont : l’attestation de foi (unicité divine et modèle mohammadien) ; la salat (action de grâce unitive ; prière canonique) ; la zakat (aumône purificatrice) ; le jeûne du mois de Ramadan (purification intérieure), et le hajj (pèlerinage rituel à la Mecque) « pour ceux qui le peuvent ».
Il est deux manières de comprendre la clause dérogatoire du cinquième pilier. Le pèlerinage est obligatoire « pour ceux qui peuvent » l’effectuer, ou qui disposent, autrement dit, des moyens financiers et condition physique requis pour s’y rendre : les musulmans trop pauvres ou trop souffrants en sont légalement exemptés. Raison pour laquelle les traités de droit canon musulman assortissent toujours à la mention du cinquième pilier—le pèlerinage—cette petite clause dérogatoire : pour ceux qui le peuvent… (« idha toustata’ »)
Mais il est selon moi une autre manière de comprendre cela. Les cinq piliers sont en réalité le fondement sur lequel repose, non seulement le ciel lui-même, comme l’observe Tim Winter, (1) mais également la voie qui y mène. Et cette voie (« sharia ») est tracée, délimitée, orientée, établie par un dispositif de règles. Ainsi est-ce la Loi—qui, en en traçant la voie—guide le croyant vers la béatitude éternelle. Le philosophe Paul Ricœur observe que l’éternité est une catégorie du présent. (2) La Loi guide, donc, également, aussi, et surtout—il faut bien comprendre cela pour éviter le contresens—vers la béatitude du moment présent. Ainsi est-elle une couture entre les deux mondes ; le présent et l’éternel.
Autrement dit, la Loi sacrée de l’Islam est une voie privilégiée pour la contemplation mystique des réalités divines (« haqa’iq »). L’Islam, nullement réductible à son abord formaliste, participe de fait d’un état intérieur libérateur ; libérateur parce qu’enraciné dans nos natures. (3) L’Islam fait signe vers l’âme sentinelle évoquée par Rimbaud. Chaque pratique ou pilier possède une signification obvie et une multitude de significations symboliques. Et ce sont ces lectures symboliques qui confèrent aux piliers de la praxis musulmane toute leur consistance. Ce sont elles qui animent le cœur du croyant qui lui-même anime ces pratiques.
Prenons l’exemple du pèlerinage. Le pèlerinage est une pratique rituelle très codée ; un certain nombre de règles régissent le mouvement de la foule des pèlerins de la Maison sacrée vers la plaine d’Arafat. Le pèlerinage a lieu tous les ans au cours du mois lunaire suivant celui de Ramadan. Un des objectifs obvies de cette pratique est, par exemple, de procéder aux rotations rituelles autour de la Kaaba. Il y en a bien d’autres, je ne les énumérerai pas tous.
Arrêtons-nous maintenant sur une exégèse symbolique du verset de la Sourate du Pèlerinage dans lequel Dieu en prescrit la pratique aux croyants. On trouve ce commentaire sous la plume d’Ibn Ajiba, un maître soufi marocain du XVIII siècle :
Dieu a établi la Kaaba pour le pèlerinage des formes. De même qu’Il a établi l’attention (ou « présence ») pour le pèlerinage des esprits. De sorte que celui qui établit une liaison avec l’attention (ou « présence ») n’interrompt jamais son pèlerinage rituel. (4)Ainsi, ceux qui peuvent, grâce à leur pratique, parvenir à l’attention, atteindre à la « présence », tirent véritablement parti de leur pratique. Sur les quatre premiers piliers de la pratique repose alors un édifice intérieur, hôte de la Présence Divine—le cœur—qui devient dès lors le Centre autour duquel gravite l’ensemble des évènements de la vie pratique du « pèlerin permanent ».
Chaque verset, pilier ou règle de la Loi, comporte une dimension intérieure et une dimension extérieure ; une dimension visible et une autre invisible. Un sens obvie et un sens symbolique. Toutes les dispositions du culte, tous les actes cultuels ont pour commune fonction de rapatrier l’attention dans l’esprit, la présence dans le cœur du pratiquant. La finalité ultime de la Loi est donc d’actualiser le « souvenir de Dieu » dans le cœur des pratiquants. De même que la raison d’être de la pratique en congrégation—ou de sa visibilité dans la sphère publique—est d’actualiser le souvenir de Dieu dans la Cité. « Pour ceux qui peuvent… se « souvenir de Dieu » en permanence, à travers leur pratique—ceux qui sont attentifs aux signes, le regard de l’esprit orienté vers le Centre—ceux-là, Dieu les détourne des phénomènes adventices, leur donnant par là même de pouvoir se concentrer sur l’essentiel : la prière, le lien intime en vertu duquel ils restent en communication avec leur Seigneur.
Pour reprendre l’exemple des piliers de l’Islam, il apparaît que chacun d’eux ressortit à la catégorie juridique des « actes d’adoration » (« ibada »). Les canonistes (« fuqaha ») répartissent les actes de la vie pratique des musulmans en deux sphères distinctes : celle de la « ibada » (adoration individuelle) et celle de la « mou’amalat » (les affaires de la vie sociale). L’aumône légale, en dépit de son aspect transactionnel, qui d’un prime abord pencherait à la faire relever de la sphère juridique des affaires de la vie sociale, est généralement classée dans la rubrique des « ibada » (prière, pèlerinage…), les juristes estimant in fine que l’aumône légale (« zakat ») est un acte de purification individuel. Et donc, partant, une œuvre d’adoration. Ainsi les cinq piliers de l’Islam renvoient-ils respectivement à autant d’actes de dévotion individuels dont la visée est d’actualiser une liaison intime avec l’Absolu transcendant.
La raison d’être de la Loi est d’épanouir dans l’intériorité du pratiquant un espace d’attention à l’Absolu—un espace de communication intérieur ajustant un rapport à soi dialogique avec l’Absolu transcendant—par l’entremise duquel, le fidèle, détourné du monde (ou, pour être plus précis : détourné de l’ego dans la perspective duquel le monde se dresse comme un obstacle insurmontable sur la voie spirituelle), se tourne corps et âme vers la Kaaba—symbole de la présence divine—et s’adresse ainsi à Dieu, et Dieu s’adresse à Lui…
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