Une grande partie de la confusion de l’argument de Weber dans son magnum opus, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, est centrée sur l’idée commune selon laquelle le capitalisme a été l’apanage du monde occidental. Que nenni. Selon lui, le capitalisme occidental avait des caractéristiques qui n’étaient trouvées nulle part ailleurs – ce qu’il considérait comme un esprit distinctif. C’est cet esprit du capitalisme, cette disposition éthique particulière dans laquelle gagner de l’argent était considéré comme un devoir éthique et un acte moral, qui va constituer l’élément central de la thèse de Weber.
Cependant le capitalisme a existé sous des formes diverses, et c’est cette manière de se renouveler constamment à travers l’Histoire qui constitue sans doute sa force principale. Si cela peut sembler ubuesque à première vue, un examen attentif de la période préislamique en Arabie dépeint nombre de similitudes avec le capitalisme moderne. Le cas de la ville de La Mecque est singulier car d’une part, il s’agit de la ville ou le Prophète Muhammad à passé la première partie de sa vie, mais également parce que la religion qu’il va prêcher, l’Islam, va être une réponse aux pratiques d’un capitalisme de type tribal, voire clanique, de son époque.
L’apogée de La Mecque
Jusqu’au début du Ve siècle de notre ère, La Mecque était sous la houlette de la tribu des Khuza‘a qui avait émigré du Yémen. Celle-ci sera écartée du pouvoir lorsque Qusayy ibn Kilab va réunir les différents clans pour former la tribu des Quraysh, et qui rapidement deviendra la plus grande tribu commerçante de la ville. Qusayy ibn Kilab prendra par la suite le contrôle de la fonction la plus importante de la ville en assumant la pratique institutionnelle du wilayat al-Bait (l’entretien de la Ka‘ba). La tradition accorde à Qusayy ibn Kilab l’introduction de pratiques institutionnelles, qui furent en effet nouvelles et révolutionnaires dans la mesure où elles vont mettre la ville de La Mecque sur la voie d’un progrès commerciale rapide. Ces institutions étaient : la rifada, se traduisant par la fourniture de nourriture aux pèlerins ; la siqaya reposant sur la fourniture d’eau aux pèlerins ; et le Dar al-Nadwa, sorte de maison d’État ou les chefs de clans se rencontraient pour délibérer (Ibrahim, 1982 & 1990 ; M. B. Ahmad, 2011). En plus de la sadaqa (aumône sur une base volontaire), les pratiques de la rifada et de la siqaya vont former un système de répartition de la richesse afin de traiter la stratification économique qui se dessinait dans la société mecquoise, en raison des différentes opportunités offertes par le commerce. Ces deux institutions vont jouer un double rôle d’entretien des pèlerins et des marchands, et celui d’attirer du monde dans la ville.
Cependant, les innovations institutionnelles de Qusayy ne vont pas éliminer tous les obstacles auxquels étaient confrontés les marchands de La Mecque, d’autant plus que ses efforts étaient orientés vers l’organisation interne de la ville. Cette accumulation limitée de richesse va souvent entraîner des conséquences désastreuses pour les marchands de La Mecque. Ceci est illustré par les événements qui vont précéder l’introduction de l’ilaf (un accord commercial) par Hashim ibn ‘Abd Manaf, petit fils de Qusayy (Hamidullah, 1957). En raison de la sphère restreinte de leurs entreprises commerciales et de la nature organisationnelle de leur commerce, les marchands mecquois n’étaient pas à l’abri d’une catastrophe financière. Ces pertes colossales se produisaient assez souvent, et, à la recherche d’une solution à ce problème, les marchands étaient forcés de pratiquer l’i’tifad (suicide rituel) (Kister, 1965). Hashim va plaider pour une modification de la nature de leurs entreprises et va suggérer que si plusieurs marchands rassemblaient un capital, ils se tiendraient mieux dans leurs entreprises (mudaraba). En conséquence, Hashim a soutenu que les faibles et les pauvres prennent également part à un investissement.
Par la suite, les marchands mecquois vont commencer à réaliser des projets commerciaux collectifs à grande échelle. En voyageant en Syrie, Hashim va également assurer une conduite sûre pour les marchands de la ville. Il va conclure divers accords avec les chefs tribaux vivant le long de la route commerciale entre La Mecque et Bosra, dans la région riche en grains du Hauran. Ces accords n’avaient pas pour objet une entraide en cas de difficultés, mais se limitait à la prestation de services les uns envers les autres. Les tribus vont fournir la khafara (sécurité et protection) pour les caravanes provenant de La Mecque traversant leurs territoires. En échange, les marchands mecquois transportaient les marchandises produites par les tribus à vendre sur les marchés et les foires que les Mecquois avaient commencé à fréquenter. Avec la pratique de l’ilaf, Hashim va donc réussir à mobiliser un capital marchand à une plus grande échelle qu’auparavant en assurant une plus grande sécurité sur le long terme.
Au fur et à mesure que la croissance et la population mecquois montaient concomitamment en flèche, c’est une véritable stratification sociale qui va commencer à prendre une forme concrète. Dans son étude de l’organisation sociale de La Mecque, Wolf nous indique que la fiction de la parenté va servir à masquer une division de la société en classes sociales (Wolf, 1951). En haut de l’échelle sociale se trouvait le sayyid, le chef du clan qui, en même temps était marchand. On trouvait ensuite l’allié (halif) du sayyid et les membres du clan qui jouissaient d’une position plus ou moins respectable. En bas de l’échelle sociale, se trouvaient les mawalis et les esclaves. Le mawla était plus faible au niveau du statut social que le sayyid, son allié et le clan. Un ensemble de dispositifs étaient mis en place de telle sorte que le mawla redistribue l’ensemble de ses bénéfices à son maître, concentrant ainsi un capital élargi entre les mains du sayyid. Si le mawla satisfaisait les termes de l’accord, alors il était possible pour lui de devenir halif. C’est peut-être là, la vraie différence entre ce dernier et les esclaves (qinn) et ses descendants (muwalladun). Comme le mawla, les esclaves pouvaient être d’origine arabe ou non-arabe, mais ils avaient la particularité d’avoir été privés de leur liberté, ayant soit été capturés en temps de guerre, soit étant dans l’incapacité d’honorer leurs dettes. Les statuts du qinn et du mawla sont révélateurs de la transformation de la structure sociale, à tel point que certain des membres de la société mecquoise étaient considérés comme des produits ou des outils au service et au bénéfice du leader-marchand (Ibrahim, 1982 & 1990).
Cette division en cachait une autre entre d’une part les marchands prospères et ceux ayant peu de moyens. C’est alors que les marchands captant déjà une grande partie de la croissance générée, vont se livrer à une autre pratique afin de faire fructifier encore plus leur excédent de capital : l’usure (riba) (Lammens, 1910). Il est difficile de déterminer quand est-ce que l’usure a commencé à jouer un rôle important à La Mecque. On suppose qu’elle a certainement commencé à avoir le vent en poupe après l’introduction de la pratique de l’ilaf, étant donné que le commerce va augmenter en volume après cette dernière. Le riba a donc joué un rôle double : celui de faire concentrer une énorme quantité de richesse entre les mains de quelques-uns, et de réduire le statut social des autres.
L’accumulation des Banu Umayya
Lorsque La Mecque et la tribu des Quraysh faisaient corps, la règle était le consensus et tous les membres du clan pouvaient participer au processus décisionnel. Cependant et selon toute vraisemblance, Qusayy était la figure dominante à La Mecque après avoir vaincu les Khuza‘a. Avant sa mort, il transfèrera tous ses privilèges à son fils aîné ‘Abd al-Dar, à l’exclusion de ‘Abd Manaf et de ‘Abd al-‘Uzza. Bien que l’action de Qusayy soit conforme à la règle de la primogéniture, plusieurs sources insistent sur le fait qu’il a distingué son fils aîné parce qu’il n’avait pas atteint la richesse et le statut de ses plus jeunes frères (Ibrahim, 1982 & 1990). Quelles qu’aient été les modalités de cette succession, elle ne trouvera pas la satisfaction, un peu plus d’un demi-siècle plus tard, des petits-fils de Qusayy, Hashim et ‘Abd Shams (les Banu ‘Abd Manaf). Cet épisode mènera à un désaccord profond entre les Quraysh, qui finiront même par se diviser en deux factions : celle d’Abd al-Dar, connue sous le nom de Ahlaf, et celle d’Abd Manaf, portant le nom d’al-Mutayyabun. Les deux factions représentaient en fait des forces sociales concurrentes, chacune soutenue par des alliés, des mawali et bien d’autres. Chacun des clans représentait en réalité un segment du capital marchand de La Mecque. Des conflits vont donc jaillirent à La Mecque et seront même assez bien documentés par
la pratique institutionnelle du munafara. La munafara était essentiellement une compétition pour un plus grand honneur ou statut et était basé sur un motif économique. Il commençait généralement par un différend entre deux individus pour qu’ensuite leurs groupes et alliés respectifs mettent leur grain de sel. Pour y mettre un terme, les parties prenantes au conflit devaient nommer un arbitre indépendant, le hakam (Ibrahim, 1982 & 1990). C’est par le biais de ce processus que les Banu Umayya vont sortir du lot en consolidant leur position de leader dans la ville.
Des incidents auront lieu lorsque le leadership des Banu ‘Abd Shams passera entre les mains de son fils Umayya ibn ‘Abd Shams. Ce dernier va être impliqué dans un conflit avec les Banu Zuhra à la suite d’un désaccord sur des droits de passage. En effet, il arrivait souvent à Umayya de passer par la maison de Wahb ibn ‘Abd Manaf ibn Zuhra. Agacé, Wahb demandera à Umayya de prendre un autre chemin que celui-ci. Mais il se heurtera au refus d’Umayya, qui insistera sur le fait qu’il passerait sur le chemin que bon lui semblait. Une altercation s’ensuivra alors et durant laquelle Umayya en ressortira blessé. Bien que cet incident puisse paraître trivial à premier abord, il met en avant un conflit social latent, surtout que le résultat de ces litiges se traduisait toujours par des avantages concrets pour le gagnant. Comme les Banu Zuhra étaient moins puissants, ils ne pourront résister aux exigences des partisans de Umayya. Un compromis sera décidé car nous savons que les Banu Zuhra resteront à La Mecque et que Umayya dépossèdera Wahb d’une partie de ses biens (Ibrahim, 1982 & 1990).
Plusieurs remarques peuvent être émises à la lumière de ce conflit. Tout d’abord, une fois après avoir hérité du leadership de son père, Umayya va concentrer de la richesse plutôt que de la faire circuler. Ensuite, certains membres des clans étaient si faibles qu’ils pouvaient être forcés à abandonner une partie de leurs biens ou être exilés, comme ce fut le cas pour Wahb. C’est cette différentiation qui servira de catalyseur pour une plus grande concurrence politique parmi les différents clans. Troisièmement, il faut savoir que les Banu Umayya étaient impliqués dans plusieurs litiges, et à chaque fois qu’ils vont en ressortir gagnants, ils vont augmenter leur influence en gagnant sur leurs adversaires aussi bien sur le plan moral que sur le plan matériel (Ibrahim, 1982 & 1990).
D’autres différends des générations successives démontrent le rôle prépondérant joué par les membres des Banu Umayya. Leur position dans la ville va devenir si élevée qu’ils se présenteront comme une faction indépendante (avec les Banu Nawfal dans l’ombre). Après avoir éliminé les Banu Hashim du pouvoir politique, les Banu Umayya vont se concentrer sur les Banu Makhzum, l’autre grand clan de la ville. C’était Abu Sufyan et Abu Jahl, dirigeants des Banu Umayya et des Banu Makhzum respectivement, qui étaient alors en compétition pour le leadership à La Mecque lorsque Muhammad prêchait la religion nouvelle. C’est cette compétition qui a permis à Muhammad de défier les chefs mecquois aussi longtemps qu’il le fera avant qu’il n’émigre à Médine en 622. Ce point d’histoire n’est pas dénuée d’importance car c’est bien les Banu Umayya (plus tard les Umayyades) qui prendront en 661 la tête d’un vaste empire en rompant avec Médine.
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