OLIVIER ROY. Le politologue démontre comment la mondialisation sape le fondement de la définition de civilisations.
S’il y a bien des manières de définir une civilisation, l’usage contemporain tend à le faire par l’association d’une culture, d’une religion et d’un espace. L’Occident serait le produit de la fusion entre la culture hellénistique, l’Empire romain et le christianisme ; l’islam serait né, plus directement, de la translation quasi immédiate de la prédication de Mahomet en un empire territorial. L’hindouisme est au cœur de l’identité indienne, même si celle-ci a su intégrer des apports musulmans et britanniques. Quant à la Chine, si le mot « religion » fait problème, il n’en demeure pas moins que, de Marcel Granet à François Jullien (sinologues), on s’accorde à considérer qu’un nombre restreint de textes, à contenu moral et philosophique, sont la matrice même de la culture chinoise. Bien sûr les civilisations évoluent : elles naissent, transmutent, s’hybrident et meurent. Mais elles ont cette particularité de survivre à l’entité politique qui a pu présider à leur naissance (comme l’Empire romain par exemple).
Samuel Huntington a mis la religion au cœur de la culture. Pour lui, la sécularisation ne remet pas en cause ce lien entre culture et religion. Cela pose d’ailleurs un défi aux laïques militants : ce qu’on appelle la pensée des « Lumières » en Occident marque-t-il une rupture en profondeur avec la religion, ou bien repose-t-il au contraire sur un développement original de la pensée chrétienne, où le respect de la personne comme créature de Dieu se transmute en humanisme, c’est-à-dire en une sorte de sacralisation de la personne humaine, devenu, avec Kant, l’absolu d’une société qui ne connaît plus Dieu, mais se définit par rapport aux droits de l’homme ? C’est cette vision qui pose Occident et islam comme antagoniques (même si c’est oublier aussi les origines religieuses des totalitarismes occidentaux).
Symptômes et conséquences
Pour conjurer ce choc, penseurs et politiques ont développé le concept de « dialogue des civilisations », qui aujourd’hui se déroule essentiellement entre Européens et musulmans. Le problème, c’est que le dialogue part des mêmes prémisses que le choc : il y a des civilisations territorialisées dont la culture est fondée sur une religion.
Or cette vision est battue en brèche par la mondialisation : celle-ci entraîne en effet une circulation des hommes et des idées dans un espace de plus en plus homogène. La théorie du choc/dialogue suppose alors que, malgré leur mobilité, leu i accès à d’autres paradigmes culturels et l’usage commun de techniques de communication (Internet), les personnes gardent en elles un invariant culturel, mêmes si elles ne pratiquent pas leur religion ou s’adaptent aux modes de vie contemporains : ainsi les musulmans auraient du mal à accepter la séparation du religieux et du politique, l’égalité homme-femme et la démocratie, et reproduiraient leurs schémas culturels de génération en génération, même dans l’immigration. C’est une conception essentialiste des cultures. Les émeutes des jeunes de banlieues en France en 2005 ont ainsi été présentées comme des « émeutes musulmanes » par la presse américaine, parce qu’une grande partie des jeunes émeutiers étaient par définition d’origine musulmane.
Pourtant la mondialisation sous toutes ses formes sape désormais ce qui est au fondement de la définition de civilisations spécifiques et séparées : le lien entre culture et religion. Aujourd’hui, les processus que l’on relie au choc des civilisations (comme le fondamentalisme et la violence) sont au contraire des symptômes et des conséquences de la déconnexion entre le culturel et le religieux. Paradoxalement, les fondamentalismes, perçus comme l’expression la plus pure de cultures traditionnelles qui se vivraient comme assiégées par la modernité, sont de puissants outils de déculturation. Tous voient leur propre culture environnante, même si elle est le produit de la religion dominante, comme païenne, matérialiste, voire pornographique ; les salafistes comme les talibans s’attaquent d’abord à leur propre culture, avant de dénoncer l’Occident, dont ils empruntent d’ailleurs nombre de techniques. Ainsi, les talibans ont condamné les divertissements afghans traditionnels (combats d’animaux, cerfs-volants, oiseaux chanteurs), mais pratiquent le football. Les salafistes ouvrent plus volontiers un fast-food « halal » qu’un couscous traditionnel.
Les évangéliques protestants dénoncent la culture américaine ambiante comme l’ombre de Satan sur terre, de Madonna à la danse moderne. Au moment même où le pape affirme le lien essentiel entre christianisme et culture européenne, le catholicisme s’effondre en Europe et trouve un nouveau souffle dans le Sud : les églises européennes importent des prêtres africains. La religion chrétienne se développe aujourd’hui dans un contexte culturel qui n’est plus européen.
Transformations de fond
Enfin, les conversions brouillent totalement le lien entre culture et religion : elles sont aujourd’hui à la fois massives et individuelles et se font en dehors de tout processus de contrôle politique ou d’établissement de nouveaux pouvoirs. Le salafisme attire de jeune Européens. Les rares enquêtes sur le port de la burqa en France montrent que les converties sont surreprésentées parmi les voilées intégrales (vêtement qui est lui-même, avec ses bas et ses gants, une innovation sans rapport avec la tradition culturelle). Même le radicalisme violent montre que la logique « culturelle » ne fonctionne pas : un nombre significatif des jeunes qui rejoignent al-Qaida en Occident (entre 20 et 25 %) sont des convertis.
Parallèlement, on voit apparaître des Églises chrétiennes évangéliques parmi les populations musulmanes (Algérie, Maroc, mais aussi France) au moment où les christianismes orientaux traditionnels (liés à une culture) sont en déclin. Il suffit d’aller dans des lieux de culte des Témoins de Jéhovah ou des évangéliques en France pour y constater le poids des jeunes issus de l’immigration. Au lieu d’un choc des cultures, on a un grand marché concurrentiel du religieux, où l’on voit les gens en quête de salut tâter de toutes les religions avant de faire leur choix en dehors de toute détermination culturelle.
La globalisation contraint les grandes religions à se reformuler dans des paradigmes communs : individualisme, importance de la réalisation de soi, du salut, de la foi, au détriment des adhésions purement identitaires. Les religions se veulent pures religions et prospèrent justement sur la crise des cultures et des civilisations traditionnelles au lieu d’exprimer l’essence de ces dernières. Un processus frappant est celui du formatage de l’islam dans les catégories de la religiosité venue du christianisme : les mosquées se transforment en paroisses, les imams se font aumôniers, on parle des interdits en termes de valeurs et de réalisation de soi.
Mais ces changements en profondeur ne sont pas perçus parce qu’on se focalise sur un débat théologique qui n’a tout simplement pas, ou pas encore, lieu. Et cela n’a rien d’étonnant : ce sont les pratiques des individus, plus que les débats d’idées, qui font avancer les choses. Comme pour le catholicisme qui est resté crispé sur ses dogmes pendant le long siècle qui a vu la sécularisation de l’Europe (de 1789 à 1918) avant de tenter de penser les changements (le concile Vatican II, 1962-1965), l’islam subit une transformation de fond, qui n’est pas encore reflétée par ses théologiens, déchirés entre une masse de conservateurs crispés sur un dogmatisme qui n’a plus de prise sur la réalité, et une poignée de libéraux souvent autoproclamés.
Mais la religion s’est bien autonomisée par rapport à la culture : c’est pour cela qu’elle est plus visible… et plus fragile !
LA VIE – LE MONDE ‘’L’Atlas des civilisations’’ Page 118-119