L’éditorial de Venance Konan: Mauvais karma

 

Ils lui reprochaient les conditions de son organisation, et surtout le fait que des dispositions du Code électoral excluaient M. Ouattara de ce scrutin. Certaines per­sonnes demandèrent au Président de la République de s’asseoir avec son opposition et de discuter avec elle afin de trouver un terrain d’entente. Il n’y eut pas de telles discussions et l’opposition lança un mot d’ordre de boy­cott actif. L’élection se tint malgré tout à la date prévue, dans des conditions très éprouvantes, avec des voies barrées, du matériel électoral détruit, incendié, des biens publics ou privés saccagés, des personnes blessées, chassées de chez elles, tuées. Il fut impossible de vo­ter dans plusieurs localités. De nombreuses personnes, apeurées, choisirent de rester chez elles plutôt que d’al­ler voter. Le résultat du scrutin fut néanmoins validé, malgré te très faible taux de participation et l’élection du président Bédié reconnue par tout le monde, y compris, plus tard, par l’opposition qui, le jour du vote, avait dit qu’elle ne la reconnaîtrait jamais.

Octobre 2000. A nouveau l’élection présidentielle. C’est Robert Guéï qui dirige le pays. Cette fois-ci, ce sont Hen­ri Konan Bédié et Alassane Ouattara qui sont éliminés. Le scrutin se tint dans des conditions calamiteuses, avec des personnes tuées, blessées, des biens encore une fois détruite et Laurent Gbagbo est élu, malgré un très faible taux de participation.

Octobre 2010. MM. Bédié, Ouattara et Gbagbo sont tous trois candidats. Tout se passe bien au début, mais les choses se gâtent lorsque l’on donne les résultats finaux. M. Gbagbo qui était le Président refuse de reconnaître sa défaite. MM. Bédié et Ouattara se mettent ensemble contre lui. Et au bout du processus électoral que tout te monde avait salué au départ, on se retrouvera avec plus de trois mille morts, un pays fracturé, des milliers de per­sonnes en exil dans les pays voisins et Laurent Gbagbo en prison à La Haye.

Octobre 2020. 25 ans après 1995. C’est à nouveau 1e moment de l’élection présidentielle. Nous avons affaire aux mêmes protagonistes, mais dans des rôles inversés. Le Président de la République s’appelle Alassane Ouat­tara et tes opposants sont MM. Henri Konan Bédié et Affi N’guessan, l’ex-numéro deux de Laurent Gbagbo. Ce dernier qui a quelques soucis avec la justice internatio­nale et vit à Bruxelles a tenu, à la veille du scrutin, à faire savoir qu’il est toujours de la partie, qu’il est du côté de l’opposition, contre M. Ouattara. Vous remarquerez que chaque fois que l’un des trois, à savoir MM. Ouattara, Bé­dié, Gbagbo, est au pouvoir, les deux autres se mettent ensemble contre lui. Les opposants, qui font donc front commun, ont décidé de ne pas participer au scrutin dont ils contestent tes conditions d’organisation, et surtout l’exclusion de plusieurs candidats dont Laurent Gbagbo et Guillaume Soro.

Les opposants ont demandé au Président de repousser la date du scrutin afin que leurs revendications soient prises en compte. Il n’y eut pas de telles discussions et le scrutin se tint, malgré le mot d’ordre de boycott actif lancé par l’opposition. Il y eut des voies barrées, du matériel électoral détruit, des biens publics ou privés saccagés, des personnes blessées ou tuées. De nombreuses per­sonnes, apeurées, choisirent de rester chez elles plutôt que de prendre le risque d’aller voter. Le Président sor­tant a été donné vainqueur. Pour le moment, l’opposition refuse de reconnaître sa victoire et a décidé de procla­mer une transition qu’elle a décidé de diriger elle-même.

Dans 1e mythe grec de Sisyphe, ce dernier, pour avoir es­sayé de tromper les dieux, est condamné à pousser éter­nellement un gros rocher jusqu’au sommet d’une mon­tagne d’où il redescend immanquablement. Et Sisyphe est obligé de redescendre de la montagne, pousser à nouveau le rocher jusqu’au sommet de la montagne d’où il dégringolera à coup sûr. Ce sort absurde est infligé à Sisyphe parce qu’il avait voulu tromper les dieux.

Sommes-nous, nous Ivoiriens, devenus Sisyphe condamné à pousser éternellement un gros rocher jusqu’au sommet d’une montagne pour le regarder re­descendre ?

Quel tort avons-nous fait aux dieux ? Quelle fourberie avons-nous essayé de leur faire subir ? Je crois qu’en l’occurrence les dieux ne sont autres que nous-mêmes. Oui, nous avons essayé de ruser avec nous-mêmes. Et, parce que nous refusons à chaque fois de tirer tes leçons de l’histoire que nous venons de vivre, nous voici condam­nés à la revivre à chaque échéance électorale. Comment briser cette malédiction ? Nous ne sommes qu’au de notre crise post-électorale. Si nous arrivons à dominer nos égos et nos haines, les deux principales causes de notre malédiction, et si nous trouvons le moyen de nous asseoir et de nous parler sans faux-fuyant, nous aurons une chance de sauver ce pays qu’Houphouët-Boigny nous a légué, et de sortir de ce mauvais karma.