Avec son chapeau de paille, son marcel orange, ses bottes en caoutchouc et sa Mobylette qui crache de la fumée noire, Bafétiguémory a la dégaine des cultivateurs d’anacarde, de coton ou de karité des alentours. Mais il n’en est rien. Il est de la lignée « des Konaté », assène-t-il avec autorité. Une famille qui, depuis trois siècles, occupe la fonction honorifique de nièbou, « adjoint à l’imamat » (en langue malinké) des deux plus vieilles mosquées de Kong, ville située au nord-est de la Côte d’Ivoire. Véritable gardien des lieux, le dernier des Konaté connaît chaque recoin et secret de la Missiriba et de la Missiredeni, les grande et petite mosquées. « Nous sommes les héritiers et défenseurs d’une longue histoire, celle de l’islam en terre de Côte d’Ivoire », professe-t-il.
Les apparences sont parfois trompeuses
Le poids de cette histoire, Bafétiguémory Konaté le ressent encore plus depuis que, en juillet 2021, l’Unesco a reconnu la « valeur universelle exceptionnelle » de ces deux mosquées ainsi que celle de six autres, situées au nord du pays. Ensemble, ces huit lieux de culte forment le deuxième site culturel ivoirien inscrit au Patrimoine mondial après la ville historique de Grand-Bassam, l’ancienne capitale coloniale sanctuarisée en 2012.
Sans cesse repoussée, une célébration de cette inscription devrait se tenir à la fin du mois de février, même si un remaniement ministériel bloque jusqu’à présent le calendrier du ministère de la culture. Les autorités ivoiriennes veulent faire de cette « inauguration » l’occasion de donner une bonne image d’une région en proie depuis deux ans à une augmentation d’attaques attribuées à des groupes djihadistes sahéliens. « Il s’agit d’un motif d’espoir pour le Nord ivoirien, notamment en matière de développement local », assure Anne Lemaistre, cheffe de bureau et représentante de l’Unesco en Côte d’Ivoire.
Au début du XXe siècle, le nord de la Côte d’Ivoire comptait environ 300 de ces mosquées de type soudanais, un style architectural né au Mali (ancien Soudan français) et que l’on retrouve ailleurs en Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui, il ne reste qu’une vingtaine de ces édifices en terre crue fabriqués à partir de briques de banco : un mélange d’argile macéré, avec de la paille, des balles de riz et de l’huile de karité.
Pour l’historien Fernand Sekongo, qui a piloté la demande d’inscription au Patrimoine mondial, ces mosquées matérialisent « la diffusion de l’islam en terre ivoirienne ». La ville de Kong deviendra même un foyer d’enseignement religieux dans un territoire à majorité animiste. Car si, entre-temps, les peuples du Nord ont été largement islamisés, « on finit toujours par trouver des croyances animistes en grattant un peu », plaisante le professeur Sekongo.
Une boutade à laquelle souscrit, un peu gêné, Aboubacar Barro, le maire adjoint de Kong, dont l’aïeul, venu du Sahel au XVIIIe siècle, a construit la petite mosquée avant d’en devenir le premier imam. « Le jour, on se croise à la mosquée, et la nuit, dans les bois sacrés », confie-t-il, rieur, en référence aux rituels animistes. Malgré son ascendance, qui fait de lui le responsable des affaires religieuses et une figure de l’islam à Kong, il se dit « fier » de ce syncrétisme entre les cultures locales et l’islam.
Mais il est désormais inquiet : depuis dix-huit mois, à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Kong, à la lisière de la frontière burkinabé et de l’immense parc national de la Comoé, les forces de sécurité combattent des groupes djihadistes qui cherchent à s’implanter en territoire ivoirien. Les attaques ne sont pas revendiquées, mais autorités et experts s’accordent pour dire qu’elles sont conduites par des membres de la katiba Macina (Front de libération du Macina), une entité affiliée au Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM) très actif au Sahel et qui a prêté allégeance à Al-Qaida.
Aboubacar Barro semble malgré tout moins préoccupé par la menace sécuritaire que par la montée en puissance d’un « islam concurrent », diffusé par « les wahhabites qui viennent avec leur logiciel venu d’ailleurs », peste-t-il. Ces derniers, des « étrangers issus des pays voisins » pour la plupart, tient-il à préciser, tenteraient d’interdire certaines pratiques, et notamment le kouroubi, une danse traditionnelle malinké réalisée en période de ramadan par des jeunes femmes aux seins nus : « Ils sont venus nous dire qu’il n’était pas possible qu’à Kong, la première ville islamisée de Côte d’Ivoire, nous ayons des pratiques contraires à la religion », dit-il. Aujourd’hui, on danse encore le kouroubi à Kong, mais il est en perte de vitesse.
Plus récemment, explique l’adjoint de l’édile, les croyants se sont mis à prier les bras croisés (et non le long du corps), et le chapelet utilisé pour réciter les noms de dieu est dénigré. Autant de signes, selon lui, d’« une mentalité nouvelle et étrangère à ce qui fait notre région ». S’il concède avoir « perdu ces combats », il en reste un qu’il mènera « jusqu’au dernier jour ». Depuis trois siècles, seule la grande mosquée est ouverte le vendredi pour la prière du midi, « un moment de communion entre les habitants de Kong et qui permet d’assurer la diffusion d’un discours religieux unique », explique-t-il.
Depuis peu, certaines nouvelles mosquées, « fréquentées par des wahhabites », lui demandent l’autorisation d’ouvrir le vendredi midi. Refus net de sa part, car il voit là le début d’une « scission » et le désir « d’organiser des sermons de leur côté ». Pour lui, aucun doute, les vieilles mosquées de sa ville sont le symbole d’une histoire que certains cherchent aujourd’hui à combattre, « c’est bien pour ça qu’on doit les défendre et les promouvoir », conclut-il.