L’HISTOIRE D’AÏCHA, LA FEMME QUI FIT ENTRER L’ISLAM EN POLITIQUE

 

L’histoire du monde et la tradition musulmane ont retenu d’Aïcha la réputation d’épouse préférée de Mahomet. Mais si elle soulève encore les passions, c’est pour le rôle moteur qu’elle a assumé en politique. À rebours de l’image de la femme musulmane exclue du débat public, Aïcha s’est affirmée comme une figure majeure de la première crise de conscience de l’islam et, par son combat, a indirectement provoqué la séparation entre chiites et sunnites.

C’était en juin dernier. Des soldats irakiens, arrachant peu à peu la ville de Mossoul aux hommes de l’État islamique, étalaient sur les murs tout le bien qu’ils pensaient d’Aïcha, l’une des femmes de Mahomet. Ils écrivaient ainsi: «Aïcha est en enfer». Comme le notait l’expert des questions islamistes Romain Caillet, cette expression hostile était conforme à la pensée d’une forme fondamentaliste du chiisme.

Il faut se reporter quatorze siècles en arrière, au cœur du VIIe siècle de notre ère, ou du Ier selon le calendrier musulman, pour comprendre l’origine de la postérité contrastée d’Aïcha. En 656, année qui voit le troisième calife de l’islam Uthman mourir sous les coups de ses assassins avant de se faire enterrer à la sauvette, elle est la première à dénoncer ce crime et à défier de fait le pouvoir du nouveau calife, Ali.

Cette opposition entre Aïcha et ce dernier, figure cardinale et fondatrice de ce qui deviendra le chiisme, a fait de la veuve la plus célèbre de l’Arabie, l’épouse «bien-aimée» du Prophète, un personnage éminemment politique. Tournant le dos à l’image d’une musulmane nécessairement exclue du débat public, Aïcha a pris la tête d’un vaste mouvement de contestation qui a allumé les premiers feux de la Fitna, la discorde en français, qui amènera à terme la rupture entre deux branches antagonistes du monothéisme né en Arabie.

                 UNE EDUCATION SOPHISTIQUEE

Mais bien avant de s’affirmer en leader politique et religieux, Aïcha est en premier lieu pour la tradition une fille et une épouse. Elle est en effet la fille d’Abou Bakr, premier converti mâle à l’islam et grand argentier du culte au moment des persécutions et des combats, et qui sera le premier calife des musulmans. L’âge auquel elle se marie à Mahomet demeure incertain. Pour la plupart des sources cependant, elle est une petite fille de 6 ans au moment où l’union est prononcée et de 9 ou 10 ans lorsqu’elle est consommée. Pour d’autres toutefois, les choses se font plus tard, Aïcha perdant sa virginité à l’adolescence.

Ce qui est certain, c’est que le milieu dans lequel Aïcha a évolué dès l’enfance lui a permis de bénéficier des lumières d’une éducation très sophistiquée. Fille d’un riche commerçant, elle ne manquait pas de moyens et, promise au prophète des musulmans, elle s’est vue entourée de soucis pédagogiques nouveaux. Geneviève Chauvel, auteure d’Aïcha, la bien aimée du Prophète, connaît bien cette phase de sa vie.

«Dès qu’elle a été fiancée au Prophète, on l’a mise auprès d’un lettré pour apprendre la calligraphie et l’art oratoire. Elle savait évidemment lire mais elle était moins érudite que son père qui parlait plusieurs langues, dont l’araméen. Mais, grâce à l’érudition de celui-ci, elle a eu accès aux nombreux manuscrits qu’il possédait», décrit-elle.

LA BLESSURE DE L’IFK, PREMIER GRIEF CONTRE ALI

 

Si Aïcha aura un veuvage agité, sa vie d’épouse est exemplaire. Un épisode douloureux est cependant venu s’inscrire dans ce mariage. Il est désigné sous le vocable d’Ifk en arabe, ou «la Calomnie» en français. Selon la version qu’en donne un hadith –les hadith sont les traditions relatives aux actes ou aux paroles de Mahomet et de ses compagnons–, Aïcha avait accompagné Mahomet lors d’une expédition guerrière. Alors que le convoi s’acheminait, au retour, vers Médine, Aïcha, s’en éloigna durant une halte. Lors de ce détour, elle perdit son collier et, à force de s’échiner à le retrouver, la troupe partit sans elle, les porteurs de son palanquin ne s’apercevant pas que la passagère n’y était plus pour ajouter un poids supplémentaire sur leurs épaules. Aïcha revint au bivouac dans l’espoir que son absence soit remarquée. Elle n’eut pas à attendre si longtemps car un soldat de la troupe de Mahomet, attardé à l’arrière, se chargea de la ramener à bon port.

Ce retour accompagné, ses heures passées à deux dans l’intimité du désert, ne pouvaient que faire jaser et le bruit se répandit qu’Aïcha avait trompé son mari. Ce dernier ne savait trop qu’en penser et tergiversa pendant un mois. Une révélation régla le problème, convainquit Mahomet de la chasteté de sa femme, et lui fournit la matière de la sourate dite de «La Lumière» où certains versets font référence à l’Ifk. Dans ces circonstances, Ali, cousin, pupille et gendre de Mahomet et par ailleurs l’un des chefs de guerre des premiers musulmans, s’était illustré d’une manière peu flatteuse aux yeux d’Aïcha.

«Ali a fait comprendre à Mahomet que s’il répudiait Aïcha, il n’aurait pas de mal à se trouver une autre femme», explique Geneviève Chauvel.

C’est une première pomme de discorde dans les rapports qu’entretiennent dès lors Ali et Aïcha. Mais l’élément psychologique va céder la place à la contradiction politique et mener à une sanglante rupture vingt-quatre ans après la mort de Mahomet.

Aïcha s’oppose au calife

En 656, le calife Uthman, troisième calife de l’histoire de l’islam, meurt à Médine, assassiné par une bande d’insurgés après un siège établi depuis plusieurs semaines autour de sa maison. Sa gestion de l’empire et la probité parfois douteuse des siens sont à l’origine de sa perte. Dans la foulée, Ali, nanti du soutien populaire, récupère le commandement des croyants. Mais au cours des mois qui suivent, on sent bien que ce début de règne ne bénéficie pas du même état de grâce que ceux de ses prédécesseurs et même qu’il ne ravit pas tout le monde.

Tout d’abord, les provinces de l’empire sont divisées. La province syrienne va même jusqu’à refuser, à travers son gouverneur, de faire allégeance. Et certains parmi les sahaba, c’est-à-dire les «compagnons» de Mahomet, font attendre la leur. Bon gré, mal gré, pourtant, trois mois passent sans accident majeur. C’est par l’action d’Aïcha que les choses vont brusquement se décanter.

Depuis La Mecque où elle s’est réfugiée alors que la situation se tendait déjà à Médine, la «Mère des croyants» plaide pour que l’assassinat d’Uthman ne reste pas impuni et qu’on condamne ses bourreaux. Dans le quatrième volume de son Histoire des prophètes et des rois, l’historien des IXe et Xe siècles Tabari a cité la prédication véhémente d’Aïcha contre ces derniers dans ces journées troublées: «Ils ont répandu le sang illicite, ils ont violé la ville sacrée de Médine, pris les biens sacrés et ont violé le mois sacré».

Problème: Ali, qui en tant que calife devrait conduire ce désir de justice, leur doit son titre et le sait. Dès lors, les positions sont inconciliables, les éléments du drame sont en place. Dans son ouvrage, La Grande Discorde, consacré à la Fitna, l’historien et essayiste Hichem Djaït a analysé:

«C’est donc en tant que musulmane que Aïcha demande réparation pour le sang de Uthman, selon la loi de Dieu. La première, elle déchire le voile et lance cet appel à la conscience islamique. (…) L’action de Aïcha ne se proclame ni comme une conjuration ni comme rébellion contre Ali, mais comme l’expression d’une exigence de vérité et de justice. Elle est tournée contre les meurtriers d’Uthman à qui il faut demander des comptes, qu’il faut poursuivre et châtier. Le plus habilité à le faire est le calife, mais tout musulman peut réclamer que la loi divine soit appliquée et oeuvrer pour cela. Et il se trouve que Aïcha est la “Mère des croyants”, elle s’attribue de ce fait une responsabilité vis-à-vis de ses enfants qui constituent la masse de l’Umma.»

Geneviève Chauvel nous brossse le tableau des motivations à l’origine de la sainte colère d’Aïcha: «Elle veut préserver la continuité califale. Le problème d’Ali en lui-même ne préoccupe pas Aïcha. C’est un problème de justice qu’elle pose. C’est l’idée d’un calife assassiné de cette façon qui la trouble et surtout l’idée de son corps jeté dans un terrain vague, aux chiens. A ce moment-là, elle n’avait qu’une autorité morale».

Cette autorité se trouve bientôt singulièrement dopée par un renfort de poids. Un double renfort, même. Talha et Zubayr, deux éminents compagnons de Mahomet, viennent la rejoindre et s’associer à sa cause. Ils ont pourtant, pour leur part, donner leur baya, leur allégeance. Mais ils la révoquent aussitôt et assurent qu’elle leur a été extorquée sous la contrainte.

 

                    DIRECTION BASSORAH

C’est un rude coup porté à la légitimité du calife désigné et la nouvelle n’a pas le temps de s’atténuer car Aïcha, Talha et Zubayr décident d’aller au devant des soutiens qui se sont prononcés en leur faveur. Direction Bassorah donc, qui est alors une forme de vaste camp militaire né, quelques années à peine auparavant, au moment de la conquête de l’actuel Irak. Ce voyage lui-même a une importance politique et historique majeure pour le monde musulman, comme l’a remarqué Hichem Djaït dans son ouvrage:

 

«C’est la décision de Aïcha, de Talha et de Zubayr qui est responsable du transfert du califat lui-même à l’extérieur de l’Arabie.»

Durant les trois premières décennies d’existence de l’islam, Médine, la ville qui a appelé à elle le prophète des musulmans au moment où sa propre cité de La Mecque le menaçait lui et les siens, a dominé tant symboliquement que politiquement et militairement. Tout va changer, à cause de ce périple d’Aïcha qui exporte pour la première fois un dilemme religieux et institutionnel hors de la péninsule. Désormais, les affaires musulmanes seront expédiées ailleurs: à Damas d’abord, à Bagdad ensuite, puis en Egypte ou à Istanbul.

Mais pour l’heure, la destinée islamique se joue entre Bassorah et Kufa, une autre cité militaire où Ali a pris ses quartiers pour mater la rébellion menée par ses adversaires. C’est un instant de fusion et de doute pour les uns, qui se préparent à protéger les positions défendues par la femme du Prophète mais de fait à lever leurs armes contre le calife, c’est-à-dire le compagnon des compagnons, Ali, et pour les autres, qui ont eu pris fait et cause pour ce dernier mais vont donc s’opposer à d’autres proches de Mahomet et à son épouse. Pour Hichem Djaït, ce déchirement qu’on trouve à la racine de la Fitna, cette guerre civile entre musulmans, forme une conscience politique nouvelle pour ce peuple qui vient de trouver sa foi:

«Penser ou ne pas penser, être dans le doute ou ne pas l’être, c’était là ce qui travaillait le monde tribal fortement islamisé de Bassorah. C’était en fait le vocabulaire qui allait jalonner toute la Fitna. Naissance de l’opinion politico-religieuse à la faveur de la division!»

          AÏCHA, (QUASI) CHEFFE DE GUERRE

La bataille est inévitable, et on tarde pourtant à la livrer. Jusqu’ici, jamais les musulmans n’ont combattu d’autres musulmans. Elle se produit finalement le 10 Jumada II de l’an 36, selon le calendrier musulman, ou le 4 décembre 656 dans l’agenda chrétien. Les armées se font face du côté d’al-Khurayba, près de Bassorah. La bataille n’en portera jamais le nom pour prendre celui, plus imagé, de bataille du Chameau, en référence à la monture supportant le palanquin qui abrite Aïcha et autour duquel se concentrent vite les combats.

 

Ali a réussi à rameuter 20.000 hommes, Aïcha et ses deux acolytes 30.000. L’un des soldats, sans qu’il soit désormais possible de savoir à quel camp il appartenait, s’avance face aux ligne d’en face, un Coran (dont les exemplaires livresques circulent depuis peu par la volonté du calife assassiné), bien en évidence, à la main, afin de tenter une conciliation. Il est abattu et l’engagement est lancé.

Dans le quatrième volume, cité plus haut, de l’Histoire des rois et des prophètes, Tabari pose que dans les premiers moments du combat, Aïcha, dans son palanquin en quelque sorte blindé par des cottes de mailles et des panneaux de fer, exhorte les hommes d’Ali à abandonner les armes, les appelle ses «enfants». Le procédé n’ayant pas l’effet escompté, elle encourage bientôt ses guerriers au combat. Les deux autres têtes de ce triumvirat de révoltés, il ne faut, vite, plus y penser. Talha, blessé au genou, quitte le champ de bataille pour mieux mourir de ses blessures. Zubayr s’enfuit et il est tué dans cette ultime échappée.

L’événement ne s’en resserre que davantage autour de l’abri d’Aïcha et du chameau qui lui prête son dos. Longtemps, les fantassins des deux obédiences tombent comme des mouches autour de l’animal dont ils cherchent à prendre, ou à garder, le contrôle. De guerre lasse, on finit par s’entendre quand il devient clair qu’Ali ne sera pas vaincu. Et, toujours selon la tradition transmise par Tabari, un des belligérant tranche les jarrets du chameau d’Aïcha qui s’écroule, en même que prend fin par cette chute, la bataille à laquelle il servira d’emblème.

Ali accorde l’amnistie à ses opposants et ordonne qu’on n’achève pas les blessés. Il retrouve alors Aïcha à Bassorah où elle a été ramenée par son frère, comme le rapporte cette fois Hichem Djaït dans son livre La Grande Discorde, et se contente d’un simple blâme. «Elle se réconcilie avec lui après la bataille du Chameau. Lui, de son côté, la protège et la renvoie comme une grande dame en Arabie», nous précise Geneviève Chauvel.

 

                            LA MERE DES HADITHS

La fin de l’équipée guerrière d’Aïcha ne donne pas son terme à la Fitna qu’elle a ouverte. Après cinq ans de conflit contre Mu’awiya, le gouverneur de la Syrie, qui reprend le flambeau de la «Mère des croyants», Ali est finalement tué à son tour par des fanatiques alors qu’il accomplissait sa prière. Le califat passe alors à son rival syrien qui fonde la dynastie des Ommeyyades et guide la majorité des musulmans. Mais certains des anciens partisans d’Ali ne désarment pas et continue d’honorer le souvenir d’Ali dont ils suivent d’abord les fils, puis la descendance, formant ce qu’on appelle bientôt le chiisme.

 

Mais désormais, tout ça se passera sans Aïcha. Revenue à Médine après sa défaite, elle n’exerce plus d’activité politique. Elle se replie dans un champ moins risqué mais tout aussi crucial: celui de l’éducation.

«Elle fonde la première école coranique pour enseigner l’islam aux enfants. Sans elle pour organiser cette première madrassa, il n’y aurait pas eu autant de gens pour s’imprégner de la tradition», nous signale Geneviève Chauvel qui note aussi qu’«elle vit alors coomme une nonne, en quelque sorte. Elle réside dans une petite cellule construite dans l’ancienne chambre de méditation du Prophète. Elle est toujours l’héritière du message prophétique et on vient de loin pour la consulter. Elle avait en plus toujours eu une mémoire étonnante: 2.000 hadith viennent d’elle!»

Lorsqu’elle s’éteint en 1678, 46 ans après son mari, Aïcha s’est constitué un legs religieux, politique et historique immense, sans toujours le vouloir, ni même le savoir. Dépositaire d’une bonne part de la tradition, elle a exporté le centre du pouvoir califale et a conduit, par ses actions et ses discours à une époque où personne n’osait prendre l’initiative, à l’émergence d’une conscience plus directement politique des fidèles de Mahomet et a initié, à son corps défendant, la grande divergence qui parcourt du VIIe siècle à nos jours le monde musulman, déchiré entre sunnites et chiites. Et ça, les graffitis sur les murs de Mossoul n’en parlent pas.

 

http://www.slate.fr/story/147630/aicha-femme-entrer-islam-politique.