L’histoire de l’Assassinat de Balla Kéïta

 

Dans son édition de cette semaine, Ivoir’ Hebdo produit l’épilogue de sa longue enquête sur l’assassinat de Balla Keïta, le 1er août 2002, au Burkina Faso. Dans les actes 1, 2 et 3, votre journal d’investigation a d’abord dévoilé ce qui s’était passé, puis s’était employé à démontrer la vacuité des pistes crapuleuse et passionnelle. Il ne reste plus que la piste politique. Pour les justices ivoirienne et burkinabè, de cette époque, elle était la plus crédible. Sauf que chaque pays avait sa propre interprétation. C’est ce que nous allons tenter de démêler.

Rappel. Balla Kéita, alors secrétaire géné­ral de l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), nouveau parti du Général Robert Guéi) a été tué dans la villa qu’il occupait, dans le quartier huppé de Ouaga 2000, une rési­dence appartenant à l’Etat burki­nabè dans laquelle avait résidé, avant lui, le Libérien Charles Tay­lor. Il vivait alors On exil, sous la protection du Président burkinabè d’alors. Blaise Compaoré, avec le­quel il avait tissé de solides liens d’amitié, alors qu’il était puissant ministre de Félix Houphouët-Boigny, Rappelons-le, Balla Kéita avait fui la Côte d’Ivoire, suite à la crise postélectorale qui a opposé son nouveau mentor, Robert Guéi, à son rival à la présidentielle d’oc­tobre 2000, Laurent Gbagbo. Ayant subi des sévices corporels, perpétrés par des soldats opposés à la garde prétorienne du chef de la junte militaire, il s’est d’abord rendu en Europe, en vue de se soi­gner d’un traumatisme crânien, avant de prendre la direction du Burkina Faso. Pendant qu’il prenait la route de l’exil, le Général Robert Guéi, de son côté, se retirait à Kabacouma, avant de revenir dans la République, suite au Forum de la réconciliation nationale.

Contexte de tension

L’assassinat de Balla Kéita inter­vient dans un contexte de tensions entre acteurs politiques ivoiriens d’une part et entre la Côte d’ivoire et le Burkina Faso, d’autre part. En effet, le 13 août 2001. le Général Robert Guéi n’a pas hésité à fusti­ger, ce qu’il a qualifié de « roublar­dise » de Laurent Gbagbo, estimant que celui-ci aimait « rouler les gens dans la farine ».

De l’autre côté, les relations entre le Président Laurent Gbagbo et son principal opposant, Alassane Ouat­tara n’étaient pas du tout bonnes, depuis que le premier avait déclaré que le certificat de nationalité du second n’était valable que pour trois mois. Côte relations diploma­tiques Côte d’ivoire et Burkina Faso, c’était la méfiance croissante. Celle-ci a été alimentée par un accès de violences xénophobes, vi­sant une partie de la communauté burkinabè à Abidjan, en marge des élections législatives de décembre 2000, marquées par l’exclusion de la candidature d’Alassane Ouattara, à la députation à Kong, puis par l’échec du complot de la Mercedes noire, la fameuse colonne de voi­tures venue du Nord, début 2001.

Cette tension entre les deux Etats a été marquée par la convocation de l’ambassadeur du Burkina Faso d’alors, Emile Ilboudo, par le mi­nistre ivoirien de l’intérieur, Emile Boga Doudou (tué le 19 septembre 2002, lors du coup d’Etat mué en rébellion de Guillaume Soro). Les propos que celui-ci a tenus, ont été éventés par des médias burkinabè et non démentis par les deux Etats. « Nous savons tout ce que vous complotez. Pourquoi vous nous en voulez tant ? Les IB ont des passe­ports diplomatiques burkinabé et même de plusieurs pays. Nous sa­vons tout ce qu’ils font à Ouaga­dougou, nous connaissons tous leurs déplacements, leurs pseudo­nymes, Nous avons des gens qui les suivent 24 heures sur 24″, aurait laissé entendre Boga Doudou à Emile Ilboudo.

De fait, les « refondateurs » de Lau­rent Gbagbo reprochaient au gou­vernement du CDP de Blaise Compaoré, d’être derrière des ac­tions subversives (notamment par l’intermédiaire de la bande à IB, qui était en exil à Ouagadougou, sous l’œil tolérant du pouvoir) en Côte d’Ivoire et d’être de conni­vence avec Alassane Ouattara. De son côté, le gouvernement de Blaise Compaoré accusait les auto­rités ivoiriennes d’alimenter des ac­tions xénophobes visant des Burkinabè en Côte d’ivoire.

  Point de l’enquête en Côte d’Ivoire

Après l’annonce de la mort de Balla Kéita, la Côte d’ivoire a an­noncé être favorable à l’enquête ouverte par la justice burkinabè. Mais très vite, l’affaire s’est enli­sée, par un rapide glissement sur le terrain politique. La première pique politique est lancée par l’ambassa­deur de la Côte d’Ivoire au Burkina Faso. « Ce qui est troublant, c’est qu’on n’a pas été associé au constat. Dès les premières heures suivant la découverte du corps, il aurait fallu saisir l’ambassade en même temps que le procureur. Ré­fugié ou non, Balla Kéita était un Ivoirien célèbre », assène l’ambas­sadeur de Côte d’ivoire au Burkina Faso.

Une déclaration que Djibril Bassolé, alors lieutenant-colonel et ministre de la Sécurité de Compaoré bat aussitôt en brèche : « Il faut éviter de politiser l’affaire. L’ambassadeur peut obtenir, informations qu’il souhaite par le biais des affaires étrangères. D’ailleurs, il a demandé à visiter la villa Où habitait Balla Kéita. Il a pu le faire immédiatement, nous lui avons même remis des photos et avons permis à ses services d’en prendre ». En Côte d’Ivoire, le président Laurent s’en remet à la justice burkinabè, sans ordonner d’enquête que doivent mener des magistrats ivoiriens. « Le président de la république du Burkina Faso d’avoir ordonné une enquête en vue de déterminer les causes et de retrouver les auteurs de ce crime odieux. Il informe les Ivoiriennes et Ivoiriens qu’en raison de la personnalité du défunt, l’Etat de Côte d’Ivoire entend se constituer partie civile et a, à cet effet, constitué des avocats Ivoiriens pour suivre le déroulement de cette enquête », annonce son communiqué. Autant dire qu’il n’y a aucune en­quête ivoirienne et que cette inves­tigation de Ivoir’ Hebdo est la première menée depuis la Côte d’Ivoire. 19 ans après les faits. Pour autant, les autorités ivoiriennes ont leur idée du mobile du crime. C’est le journal officiel du parti présiden­tiel, le Front populaire ivoirien (FPI), Notre Voie qui se charge de livrer ce mobile, sans avancer une once de début de preuves. « Balla Kéita était dans un réseau de trafic d’or et de diamant. Quand on sait que l’ancien ministre d’Houphouët était logé à la “Villa des hôtes” où séjournent d’habitude les hautes autorités hôtes du Faso, on peut imaginer aisément les rela­tions qu’entretenait Balla avec les autorités burkinabés. Le refroidisse­ment de ces relations ne serait-il pas à la base de l’assassinat de l’an­cien ministre ivoirien ? Tout porte à le croire », écrit Notre Voie. Dans un paragraphe intitulé « Meurtres en cascade au pays des criminels intègres », le journal qui avait commencé par émettre une interrogation, a fini par trancher, en affirmant : « les langues commen­cent à se délier. Politique, argent et trafic de diamant s’entremêlent. De­puis son installation au Burkina Faso en mars 2001, l’ancien minis­tre d’Houphouët-Boigny entretenait plusieurs liaisons dangereuses avec Compaoré. Les étranges circuits économiques qui gèrent l’exploitation de l’or et la revente du diamant libérien au (ou via le) Burkina », mentionne le quotidien du FPI « Ce n’est pas pour rien qu’il lui a donné le statut de réfugié poli­tique », précise un ancien membre du Régiment de la sécurité prési­dentielle. Or, selon ce spécialiste, “Balla » avait pris ses distances avec ces réseaux depuis novembre 2001. « Mais il en savait peut-être suffisamment pour gêner Compaoré, sa femme Chantal et toute autre personnalité burkinabé ou ivoirienne », ajoute notre interlocu­teur joint au téléphone hier matin. Reste donc la piste du “crime poli­tique », c’est-à-dire l’élimination pure et simple d’un témoin gênant, détenteur d’informations capitales », souligne Notre Voie.

Evidemment, le journal ne soutient pas ses allégations, par une quel­conque preuve. Cependant, il sem­ble défendre une thèse officielle. Alors que le journal du FPI s’em­ployait à orienter l’opinion vers un crime politique mais crapuleux (une affaire de trafic), le journal Le Patriote, proche du Rassemblement des républicains (RDR d’Alassane Ouattara) mettait tout en œuvre pour orienter la même opinion vers le pouvoir Gbagbo.

Le journal s’appuie sur une note confidentielle référencée n°10/AMBCI/ BF/AD : LCL/KBD, datant de mai 2002, adressée au mi­nistre de la Défense d’alors, Moïse Lida Kouassi par l’attaché militaire de l’ambassade de Côte d’ivoire au Burkina Faso, un lieutenant-colo­nel, à cette époque. Le Patriote as­sure que la note évoque l’infiltration au Burkina Faso, d’agents de renseignements ivoi­riens en vue de « neutraliser » un certain nombre d’exilés civils et militaires ivoiriens, dont Balla Kéita. Lida Kouassi, tout en ne niant pas avoir reçu une telle lettre, a, cependant ternis en cause son contenu et surtout sa référence à Balla Kéita.

 Point de l’enquête au Faso

II n’empêche, les enquêtes au Bur­kina Faso privilégient la piste ivoi­rienne. Toujours sans avancer de réelles preuves. Le procureur Abdoulaye Barry qui dirige les enquêtes à Ouagadougou soutient que l’assassin est une femme, la fameuse « dame » dont Ivoir’ Hebdo a longuement parlé dans les édi­tions précédentes. Le procureur ré­vèle un détail important de l’autopsie réalisée sur le corps de Balla Kéita, à la demande de son épouse, Marie-Thérèse Bocoum Kéita, qui contestait la lettre ma­nuscrite laissée par la tueuse présumée (voir Ivoir’ Hebdo précé­dent), à savoir que la victime a été droguée avant d’être poignardée. La gendarmerie a entendu une soixantaine de personnes, dont le personnel de maison qui, n’a pas vu entrer la tueuse présumée. Une suc­cession de curieux événements s’étant présentée opportunément ce jour-là : le garde du corps, un élé­ment de la sécurité présidentielle qui a demandé une permission pour aller soigner sa migraine, le chauf­feur qui a été envoyé chercher un fax dans un quartier éloigné de Ouaga 2000, le quartier huppé de la capitale burkinabè, le domestique chargé de l’entretien de la maison et le cuisinier qui sont dans l’ar­rière-cour, etc.

Mais à ce stade des enquêtes, au­cune personne n’avait été interpel­lée. Aucune personne ne sera d’ailleurs interpellée jusqu’à ce que l’enquête soit close, sans suite. Les enquêteurs burkinabè privilégient la piste ivoirienne. « Nous avions des informations très précises où des gens avaient été commanditées pour éliminer physiquement un cer­tain nombre de gens que la sécurité ivoirienne soupçonne d’être des en­traves », souligne alors Djibril Bas­solé.

Dans le journal burkinabè Sidwaya du 6 août 2002, Bassolé accuse : « Je pourrai vous dire que les ser­vices de renseignement du Burkina, avaient été alertés sur la présence d’éléments appartenant à des ser­vices étrangers, en vue de recher­cher des renseignements ou même des personnes censées perpétrer des attentats, ou représenter une menace pour leur régime. L’un d’entre eux qui avait été interpellé sur les faits précis a, néanmoins, été remis aux autorités ivoiriennes, courant février 2002″.

Curieuses attitudes en Côte d’ivoire comme au Faso

Cette infiltration d’agents ivoiriens n’est pas démentie en Côte d’ivoire. Quel pays ne fait d’ail­leurs pas de renseignements ? Les deux pays multiplient d’ailleurs les curieuses attitudes. Côté Côte d’ivoire, une mission officielle de six personnes envoyées à Ouaga­dougou par le gouvernement ivoirien, le 25 août, rentre quatre jours plus tard, sans livrer la moindre in­formation. Le ministre de la Justice d’alors, feu Oulaï Siéné, qui devrait prononcer une conférence de presse pour donner la position officielle du gouvernement sur l’affaire et dire les conclusions auxquelles il est parvenu, s’est rétracté à deux re­prises. Aucun officiel ivoirien n’a plus parlé de l’affaire Balla Kéita. Entre temps, le Président Gbagbo qui avait annoncé que l’Etat se por­terait partie civile est lui aussi resté muet. Pire, aucune plainte n’a été introduite au Burkina Faso par l’Etat, encore moins par le parti de Robert Guéi, qui avait dépêché dans la capitale burkinabè, son se­crétaire général adjoint d’alors, Dr Albert Toikeusse Mabri. La veuve quant à elle, a porté plainte contre X à Ouagadougou.

Côté Burkina Faso, à Ouagadou­gou, le procureur du Faso pointe un « crime politique maquillé ». Il pri­vilégie l’hypothèse « d’éléments extérieurs ». Toujours avancer de preuves directes. Djibril Bassolé, lui, ne porte pas de gants. Selon lui, le crime a été perpétré « par des éléments commandités qui Font planifier ». Soit. Mais où sont les preuves directes de l’implication ivoirienne qui relient à ce crime ?

Mobile du crime

Pendant que Burkinabè et Ivoiriens s’accusaient mutuellement, souvent par presses interposées, plus per­sonne ne songeait à retrouver la fa­meuse « dame », suspecte numéro un. Dans son édition du 26 août 2002, le journal d’investigation burkinabè Bendré émet plusieurs hypothèses, dont l’une a le mérite de retenir l’attention En effet, la rumeur qui a couru, selon laquelle Balla Kéita s’apprê­tait à dénoncer auprès de Laurent Gbagbo, le prochain coup d’Etat en Côte d’ivoire, en préparation à Ouagadougou ; n’a jamais été émise sur la table par les enquê­teurs burkinabè, ni par ceux qui sui­vaient le dossier en Côte d’Ivoire. Elle restera un bruit de comptoir qui ne résiste pas aux faits. En effet, Balla Kéita n’avait, justement, pas de bons rapports avec Laurent Gbagbo. dont l’avènement l’a conduit en exil, bastonné qu’il avait, été, par des militaires pro-Gbagbo. De même, il n’avait pas de bons rapports avec Alassane Ouattara, pas plus qu’avec Henri Konan Dédié. Le seul « Grand » de l’époque avec lequel il avait de bons rapports était son nouveau mentor, Robert Guéi.

D’où l’hypothèse du mobile avancé par Bendré, entre autres mobiles. « Le Burkina Faso, a-t-il intérêt, de son côté, à ce que Balla Kéita meurt ? », s’interroge le Journal Moumina Chériff Sy, devenu plus tard prési­dent du Conseil national de transi­tion (CNT) après la révolution qui a emporté Blaise Compaoré, puis ministre de la Défense du Président actuel, Roch Kaboré, un poste qu’il a occupé durant deux ans. La réponse est implacable : « dans le contexte de nos rapports, presque conflictuels, éliminer un « moteur » de la machine UDPCI et faire croire que c’est l’œuvre du pouvoir FPI, reviendrait à positionner le Général Robert Guéi en droit de légitime dé­fense contre Gbagbo… et la suite, ce serait la déstabilisation du clan Gbagbo. Et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes pour les pays qui souffrent des pratiques xénophobes de ce pouvoir. Aucune piste n’est à écarter ».

En effet, le journal refuse de croire que dans le Burkina Faso fort mili­tarisé, contrôlé par le puissant Ré­giment de sécurité présidentielle (RSP) disposant de l’un des meilleurs services de renseignement de la sous-région, à cette époque, un crime aussi banal ait pu être com­mis par une femme, dans une rési­dence appartenant à l’Etat burkinabè, surveillé par la sécurité présidentielle, sans qu’aucun ser­vice ne puisse arriver interpeller celle-ci,

« Dans tous les cas, Balla Keita qui jouissait de l’hospitalité et de la pro­tection des autorités burkinabés a été tué en plein jour, dans la résidence qui lui était affectée, pendant que le personnel de maison et celui com­mis à sa sécurité étaient à leur poste. Si les choses se sont ainsi passées véritablement, il faut reconnaître alors que c’est un véritable coup de maître pour l’assassin et ses commanditaires qui n’ont laissé sur place qu’un mot comme indice », fait observer Bendré.

Enquête bâclée

Ceci explique le fait que les autori­tés burkinabè aient bâclé l’enquête ? Il sera difficile de répondre à ces questions. Une chose est certaine, la « dame » n’a jamais été retrouvée, à un moment, les enquêteurs ne l’évoquaient même plus, préférant pointer les « éléments extérieurs ». En définitive. Parfaire Balla Kéita a été enterrée avec lui à Korhogo, quelques jours après son assassinat à Ouagadougou. A Abidjan, la sor­tie du Général Robert Guéi, quelques jours après cet assassinat, taxant Laurent Gbagbo de « boulan­ger » semble accréditer la piste avancée par le journal burkinabè. Mais rien n’est moins sûr.

Une chose est certaine, le 19 sep­tembre 2002, une tentative de coup d’Etat conduite depuis Ouagadou­gou par le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, échouait sur les bords de la lagune ébrié, non sans avoir laissé des traces de sang indélébiles dans l’histoire politique de la Côte d’ivoire : l’assassinat du ministre Emile Boga Doudou et du Général Robert Guéi. par des forces mani­festement antagonistes. Dès lors, la priorité n’était plus La lumière sur l’affaire Balla Kéita. Il en est resté ainsi, depuis 19 ans…

 

 

 

Enquête réalisée par Emmanuel Gautier

Ivoir’ Hebdo du 26 au 10 Septembre 2021, Page 4-5-6