L’homme : soumis à Dieu ou à ses passions?

Que peut bien signifier la ḥurriyya lorsque ce terme se rencontre dans des textes médiévaux et de surcroît à caractère religieux pour ce qui nous intéresse ici ? Il convient, avant toute réflexion, de s’attacher à définir ce que la ḥurriyya, dans ce contexte, ne peut pas désigner au risque de commettre d’anachronisme.

En effet, grande est la tentation de traduire ḥurriyya par « liberté » ce qui, au demeurant n’est pas totalement, étymologiquement parlant, dénué de tout sens. Mais il faut raison garder et ne pas transposer tout ce à quoi renvoie la notion de liberté en termes de mouvements idéologiques et sociaux, en nous référant en particulier aux luttes de classes qui ont marqué les derniers siècles. Le Lisān al-‘arab[1] d’Ibn Manẓūr nous fournit un premier indice de la façon dont il convient de « circonscrire » la notion de ḥurriyya. L’entrée ḥurr dans le Lisān est d’une concision sans appel et on ne peut plus clair : « le ḥurr est le contraire du ‘abd » (al-ḥurr naqīḍ al-‘abd)[2].

En somme, il y a opposition entre deux conditions : tout homme est soit de condition libre soit esclave. Par “libreˮ, il faut comprendre en premier lieu qu’il n’est donc pas soumis à un maître. Il n’est la possession de personne. Il n’est pas soumis à la puissance contraignante d’autrui. Il n’est pas relégué au statut de vulgaire marchandise. C’est de ce rapport dominant/dominé dont il nous faut parler en abordant la notion de ḥurriyya.

Les penseurs musulmans (et plus particulièrement les mystiques) ont souvent considéré que le hawā (passion) exerçait une emprise sur la nafs (ou âme concupiscible) telle qu’il devenait difficile pour l’homme de la maîtriser. Un homme incapable de dompter son âme est un homme voué à devenir l’esclave (‘abd) des passions de son âme et, par voie de conséquence, un homme voué au châtiment éternel. À défaut de parler de l’homme dans son intégralité, il convient plutôt de s’intéresser ici aux spécificités du cœur puisque cet organe remplit deux  fonctions essentielles : une fonction vitale et une autre spirituelle. Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m. 505/1111) célèbre auteur de l’époque seldjoukide nous offre une approche fort intéressante de ce que revêt la ḥurriyya dans cette relation verticale de l’homme à Dieu que traduit le concept de ‘ubūdiyya, donc de soumission à Dieu (que nous définirons plus loin). Le « Rub‘ al-Muhlikāt » (« Quart-livre de ce qui conduit à la perdition ») d’Iyā’ ‘ulūm al-dīn[3] (rédigé entre 1095 et 1105) est à ce propos, riche d’enseignements sur la façon dont  Ġazālī appréhende la ḥurriyya.

Cette notion est, en effet, loin d’être fortuite chez notre auteur. Les détracteurs contemporains de Ġazālī l’ont poussé à s’expliquer après la rédaction de l’Iḥyā‘ sur un certain nombre de notions qui ont soulevé moult objections. On trouve dans la réponse de Ġazālī intitulée al-Imlā’ ‘an iškālāt al-Iḥyā’[4] sa définition de la ḥurriyya, notion qui, on s’en doute, avait déjà suscité quelques commentaires :

« la ḥurriyya est le fait de mettre en œuvre les droits de la ‘ubūdiyya, [à savoir] que tu sois soumis à Dieu et libéré de tout autre que Lui. »

wa-l-ḥurriyya  iqāma uqūq al-‘ubūdiyya fa-tukuna li-Llāh ‘abd wa ‘inda ġayrihi urr.

La ḥurriyya est intimement liée aux notions de ‘ubūdiyya et de rubūbiyya. Les acceptions de ces deux dernières notions semblent embrasser un large éventail de possibles. La ‘ubūdiyya est à appréhender du point de vue de l’homme comme un état de soumission consentie ou subie à un Être supérieur créateur de toute chose et dont les attributs de la rubūbiyya ne siéent qu’à lui seul. Le verset suivant traduit d’ailleurs très bien cette étroite relation entre ‘ubūdiyya et rubūbiyya :

wa mā ḫalqtu l-ǧinna wa-l-insa illā li-ya‘budūna

mā urīdu minhum min rizqin wa mā urīdu an yuṭ‘imūni

inna Llāha huwa l-razzāqu ḏū l-quwwati l-matīnu.[5]

« Je n’ai créé les Démons et les Hommes que pour qu’ils M’adorent. Je ne désire d’eux nul don et Je ne désire pas qu’ils Me nourrissent. En vérité, Allah est le Donateur, Celui qui détient la Force, le Ferme ! »[6]

Relevons que le verset susmentionné affirme d’une part l’état de dépendance des hommes et des démons à l’égard de Dieu, dépendance mise en relief par le verbe ya‘budūna et surtout par le recours à la particule restrictive illā qui indique que la ‘ibāda est la seule raison d’être de l’homme sur terre. L’autre élément qui démontre en quoi cette ‘ibāda fait écho à la rubūbiyyac’est le caractère autosuffisant de Dieu.

Dieu se suffit à lui-même et Sa seigneurie absolue est renforcée par le fait que, d’une part, Il n’a nul besoin d’être nourri, élément de langage fort intéressant quand on sait ce que la nourriture représente pour la survie de l’espèce humaine ; c’est au contraire Lui qui nourrit (le verset indique qu’Il est le Razzāq, Celui donc qui donne le rizq) et d’autre part parce qu’Il est détenteur de la Force, attribut nécessaire pour tout souverain qui doit assoir son pouvoir et son autorité.

La ḥurriyya, chez Ġazālī, traduit le caractère assumé de la ‘ubūdiyya et montre bien à quel point l’enjeu véritable pour l’homme est de ne pas se retrouver dans une position d’assujettissement due à l’emprise de la concupiscence et, par voie de conséquence, à la défaillance de la raison (‘aql), rendant ainsi le cœur plus vulnérable aux assauts de la nafs et du Diable. En effet, Ġazālī  considère que le ‘aql est au cœur ce que l’œil est à la vue, un organe vital au sens premier du mot destiné à illuminer le cœur.

Lumière d’autant plus indispensable que c’est elle qui permet au cœur de repérer les moindres ruses du Diable, de s’en prémunir et de jouer le rôle de « révélateur » de ce qui n’est pas vrai pour aider ainsi à débusquer le faux. Le ‘aql  peut tantôt être assimilé à cette partie savante de l’homme, celle qui connaît les réalités des choses (al-‘ilm bi-ḥaqā’iq al-umūr) tantôt à cette partie de l’homme assimilable à la réalité spirituelle du cœur. Dans le « Kitāb al-‘Ilm » (« Traité du savoir »), notre auteur affirme que le ‘aql est la source et le fondement de la science. Le ‘ilmest un fruit du ‘aql. Il reprend la définition qu’en donne al-Ḥāriṯ al-Muḥāsibī[7] (m. 243/857) et qui correspond à cet intellect qui permet de distinguer l’homme du reste des animaux. Le ‘aqlest, de ce fait, un outil indispensable à la ḥurriyya.

Succomber à la concupiscence c’est donc « offrir » le cœur à la domination du Diable comme l’a montré notre auteur dans le « Kitāb Šarḥ ‘ajā’ib al-qalb » (« Traité sur l’explication des merveilles du cœur ») du « Rub‘ al-Muhlikāt » (« Quart-livre de ce qui conduit à la perdition ») :

« quiconque a suivi la passion (hawā) est son esclave et non le serviteur de Dieu. C’est pourquoi Dieu l’a placé sous l’emprise du Diable. »

fa-kull man ittaba‘a l-hawā fa-huwa ‘abd al-hawā lā ‘abd Allāh wa li-ḏālika sallaṭa Llāh ‘alayhi l-Šayṭān.

Il nous faut, néanmoins, relever que Ġazālī n’est pas le premier à avoir abordé cette nécessaire émancipation de la passion. En effet, pareil argument existait déjà chez le célèbre mystique al-Ḥakīm al-Tirmiḏī[8] (m. 318/930) qui, concernant la ḥurriyya, écrivit :

« un tel homme, son cœur et sa poitrine se sont emplis de la joie [d’adorer] Dieu. Il s’est ainsi émancipé de l’âme et des passions. »[9]

fa-hāḏā ‘abd qad mtala’a qalbuhu wa-ṣadruhu min al-faraḥ bi-Llāh wa-ṣāra ḥurr min al-nafs wa-l-šahawāt.

 Ainsi, la question réellement soulevée est bien de savoir de qui l’homme est-il le ‘abd ? En effet, la relation verticale entre Dieu et l’homme que traduit le couple ‘ubūdiyya/rubūbiyya, peut se voir « concurrencée » par une relation ‘ubūdiyya/“šahwatiyya”. Le dénominateur commun est bien la ‘ubūdiyya (qui traduit l’assujettissement à Dieu) mais en lieu et place de Dieu, l’homme (esclave par nature) n’est plus l’esclave consentant de Dieu, il devient l’esclave prisonnier de ses passions, comme si s’opérait une sorte de “divinisation des désirs”.

C’est pourquoi, chez Ġazālī, la ḥurriyya doit traduire la véritable condition de l’homme émancipé de ses passions et enfin libre pour se dévouer corps et âme à l’adoration de Dieu. Cependant, la ḥurriyya ne s’entend pas seulement dans son « rapport » à l’emprise des passions de la nafs ; la ḥurriyya s’est aussi s’émanciper de la domination sournoise exercée par les hommes eux-mêmes mais dans une relation qui n’entre guère dans la relation maître/esclave traditionnelle. En effet, il existe d’autres moyens de subordonner les hommes dans une relation moins « conflictuelle » et au contraire « consentie » par les autres mais à leur insu.

Dans les trois derniers traités du « Rub‘ al-Muhlikāt », Ġazālī s’est longuement penché sur les caractères blâmables tels que l’orgueil (kibr), la pratique religieuse ostentatoire (riyā), l’infatuation (‘ujb) et l’entregent (jāh) par exemple. C’est justement ce dernier caractère qui permet de démontrer l’existence d’une domination insidieuse et invisible de prime abord.

Concernant le jāh, Ġazālī se livre à un exposé minutieux des procédés psychologiques qui mettent en lumière les articulations endogènes qui vont conduire l’individu à se faire reconnaître par autrui mais surtout qui vont l’amener à le dominer après avoir su gagner sa confiance ; l’objectif d’un tel individu et d’amener les autres à considérer qu’il est paré de qualités exceptionnelles. C’est sur la reconnaissance par autrui, de ces dites qualités, que repose le fondement du jāh. La domination[10] des cœurs ne peut s’opérer que si ces derniers admettent que l’homme auquel ils sont soumis est doté de qualités exceptionnelles que nul autre ne possède.

Cela suppose une habilité hors du commun dans les rapports sociaux où la manipulation est omniprésente. Dominer autrui procure un sentiment de supériorité qui alimente, sans discontinuer, l’ego de l’individu puisqu’en réduisant les autres au rang d’objet, il affirme une conscience aiguë de son “moi” en niant celle des autres[11]. La fourberie et la tromperie sont érigées en savoir-être et il ne peut en être autrement puisque le jāh est l’outil de subordination des esprits à la vision que souhaite imposer celui qui y recourt. Ġazālī considère, qu’en ce sens, les hommes peuvent se retrouver, à leur insu, les esclaves, au sens propre du terme, d’individus soucieux de donner d’eux une image non conforme à ce qu’ils sont réellement.

En psychologie moderne on dirait de ces individus qu’ils sont des “caméléons sociaux” qui « n’hésitent pas à dire une chose et à agir autrement si cela leur vaut l’approbation d’autrui. Ils se contentent de vivre avec le décalage qui existe entre leur image publique et leur réalité intérieure. »[12] Cette manipulation psychologique contrevient aux principes religieux qui veulent que toute relation repose sur la sincérité. Seul Dieu dispose de la prérogative de dominer.

Cela montre que les états des cœurs sont à l’image de leurs convictions (i‘tiqādāt), de leurs connaissances (‘ulūm) et de leurs représentations (taḫāyulāt), les cœurs se « laissent » dominer selon l’état qui correspond à ces critères sans pour autant qu’il y ait quelque rapport que ce soit avec la vérité.

Al-Ḥakīm al-Tirmiḏī compare l’approche de l’âme pour parvenir à ses fins à un jeu d’échec dans lequel le but est d’occuper chaque empan du cœur pour ne plus laisser le droit (ḥaqq) s’y exprimer ; l’ultime objectif étant de faire prisonnier le cœur :

« sous l’emprise de l’âme, le cœur sera avili et se soumettra à elle pour tout ce qu’elle l’appellera à faire jusqu’à le mener des péchés véniels (ṣaġā’ir) aux péchés mortels (kabā’ir) et des agissements perpétrés en secret (sitr)[13] des autres au dévoilement public (hatk). » [14]

fa-‘indahā yaḏillu l-qalb wa yaḫḍa‘u lahā fī kull mā tad‘ū ilayhi ḥattā tanqalahu min al-ṣaġā’ir ilā l-kabā’ir wa-min al-sitr ilā l-hatk.

Ibn al-Jawzī (m. 597/1201), des siècles plus tard, recourra à une rhétorique similaire, faisant du cœur, l’objet de toutes les convoitises. Le cœur est, pour cet auteur, une citadelle qu’il faut protéger des assauts ennemis :

« Sache que le cœur est pareil à une citadelle ! Une muraille (sūr) entoure cette citadelle. Cette muraille comporte des portes ainsi que des brèches (ṯulam). La raison (‘aql) habite cette citadelle et les anges la visitent régulièrement ; citadelle à proximité de laquelle se trouvent les faubourgs (rabaḍ). La passion s’y trouve et les démons s’y rendent régulièrement sans rencontrer le moindre obstacle. La guerre éclate alors entre les habitants de la citadelle et les habitants de ces faubourgs. Les démons n’ont de cesse de tourner autour de la citadelle guettant le manque de vigilance du gardien et cherchant un passage au travers d’une brèche. Il incombe au gardien de connaître toutes les portes et toutes les brèches de la citadelle dont il a la surveillance. Il ne doit à aucun moment baisser la garde car l’ennemi ne faiblit pas. Un homme interrogea al-Ḥasan al-Baṣrī : “Iblīs dort-il ?” Il répondit : “s’il venait à dormir, nous connaîtrions quelque repos.” »[15]

wa-‘lam anna l-qalb ka-l-ḥiṣn wa-‘alā ḏālika l-ḥiṣn sūr wa-li-l-sūr abwāb wa-fīhi ṯulam wa-sākinuhu l-‘aql wa-l-malā’ika tataraddadu ilā ḏālika l-ḥiṣn wa-ilā jānibihi rabaḍ fīhi l-hawā wa-l-šayāṭin taḫtalifu ilā ḏālika l-rabaḍ min ġayr māni‘ wa-l-ḥarb qā’ima bayna ahl al-ḥiṣn wa-ahl al-rabaḍ wa-l-šayāṭīn lā tazālu tadūru ḥawla l-ḥiṣn taṭlubu ġaflat al-ḥāris wa-l-‘ubūr min ba‘ḍ al-ṯulam fa-yanbaġī li-l-ḥāris an ya‘rifa jamī‘ abwāb al-ḥiṣn allaḏī qad wukkila bi-ḥifẓihi wa-jamī‘ al-ṯulam wa-an lā yaftura ‘an al-ḥirāsa laḥẓa fa-inna l-‘aduww mā yafturu qāla rajul li-l-Ḥasan al-Baṣrī : a-yanāmu Iblīs ? qāla : law nāma la-wajadnā rāḥa

Ce qui est mis en relief par Ġazālī c’est ce que le cœur admet comme vérité même s’il s’illusionne, d’où l’importance de laisser à ces hommes une forme de liberté apparente qui ne nécessite aucun changement de statut puisque Ġazālī distingue les hommes libres (aḥrār) des esclaves (‘abīd) :

« Tout comme celui qui aime les richesses [de ce monde] cherche à posséder des esclaves, l’homme en quête de jāh cherche à subjuguer les gens libres (aḥrār) pour les asservir et se les approprier en s’appropriant leurs cœurs. »[16]

wa-ka-mā anna muḥibb al-māl yaṭlubu milk al-‘abīd fa-ṭālib al-jāh yaṭlubu an yastariqqa l-aḥrārwa-yasta‘bidahum wa-yamlika riqābahum bi-milk qulūbihim.

Notons les similitudes entre la terminologie employée par Ġazālī et celle utilisée par Abū Ṭālib al-Makkī (m. 386/996) dans le Qūt al-qulūb[17]  d’une part :

« [Un homme] ne peut être considéré comme soumis à Dieu (‘abd), chez eux [les savants adeptes de l’unicité divine], que s’il est libre (ḥurr) de tout ce qui est autre que Dieu l’Exalté. Comment pourrait-il être l’esclave d’un Seigneur alors qu’il est l’esclave (‘abd) d’un autre esclave ? »[18]

wa-ḏālika annahu lā yakūnu ‘indahum ‘abd ḥattā yakūna mimmā siwā Llāh ‘azza wa jalla ḥurrfa-kayfa yakūnu ‘abd rabb wa-huwa ‘abd ‘abd.

Similitudes de langage qui se retrouvent, d’autre part, chez Abū l-Qāsim al-Qušayrī (m. 465/1072) autre auteur dont s’est inspiré Ġazālī et qui, dans sa Risāla écrit :

« sache que la définition propre de la ḥurriyya réside dans la perfection de la ‘ubūdiyya. Si la ‘ubūdiyya d’un individu est sincère envers Dieu Très Haut, alors sa ḥurriyya sera libre de toute dépendance envers autrui. »[19]

wa-‘lam anna ḥaqīqat al-ḥurriyya fī kamāl al-‘ubūdiyya fa-iḏā ṣadaqat ‘ubūdiyyatuhu ḫalaṣat ‘an riqq al-aġyār ḥurriyyatuhu.

Il existe néanmoins une différence entre ces deux approches et celle de Ġazālī. Cette différence réside dans la subtilité que ce dernier a introduite pour démarquer sa pensée de celle des autres (et dont les développements théoriques, d’ailleurs, sont plus proches de l’étude philosophique que de l’étude théologique). C’est ce qui, au demeurant, confère, à notre sens, un certain intérêt à l’analyse développée à ce propos.

En effet, quand al-Makkī et al-Qušayrī considèrent que la ḥurriyya est celle qui s’entend dans l’émancipation de l’influence des autres, en particulier, Ġazālī considère que la ḥurriyya est à considérer dans son rapport aux passions et à leur influence. Faut-il en conclure qu’il considère que les statuts des individus au sein d’une société donnée sont de nature telle qu’il est difficile d’échapper à des situations de dépendance aux autres et que, naturellement, on peut comprendre qu’un homme soit soumis à un autre ?

La question mériterait que l’on s’y intéresse eu égard aux fonctions occupées par Ġazālī dans les sphères politiques mais la réponse est à chercher dans l’objectif premier de la rédaction de  l’Iḥyā’ et de ce Quart-livre en particulier dans lequel Ġazālī ne s’intéresse qu’à la purification du cœur de tout caractère blâmable. Il faut, là-encore, se référer au « Kitāb Šarḥ ‘ajā’ib al-qalb » pour s’en convaincre.

Le ‘ilm,  si cher à Ġazālī, joue un rôle central dans ce long « processus » d’émancipation qu’est la ḥurriyya. Il est un outil indispensable à la connaissance des caractéristiques de la rubūbiyya. Il permet d’aider l’homme à accepter sa condition de ‘abd en reconnaissant à Dieu les qualités dont il est lui-même dépourvu. En effet, la ‘ubūdiyya est insupportable pour la nafs(al‘ubūdiyya qahr ‘alā l-nafs) et la ḥurriyya permet donc de préserver une certaine « dignité » et agit comme l’élément émancipateur de la nafs par excellence.

Par ailleurs, la ‘ubūdiyya n’est pas qu’une question de « statut » confortant le rapport dominant/dominé. Elle est une façon d’être, intériorisée, qui va permettre de magnifier davantage la rubūbiyya sans jamais chercher à disputer à Dieu quelque attribut que ce soit. Dans cette optique la ḥurriyya est synonyme de sagacité et de perspicacité mais aussi et surtout de véritable connaissance des attributs de l’unicité divine. Bien plus que cela encore, en s’émancipant des passions et des démons, on se rapproche ainsi d’un état de pureté semblable à celui des anges :

« Ils ont oublié la véritable perfection, celle-là même qui implique de se rapprocher de Dieu Très Haut et de Ses anges, à savoir la science (‘ilm) et l’émancipation[20] (ḥurriyya). Quant à la science, c’est ce que nous avons mentionné de la connaissance (ma‘rifa) de Dieu Très Haut ; et quant à l’émancipation, c’est le fait d’être détaché de l’emprise (asr) des passions et des angoisses de l’ici-bas, et de les dominer à l’instar des anges qui ne se laissent pas aiguillonner par les désirs ni emporter par la colère. »[21]

fa-nasū l-kamāl al-ḥaqīqī llaḏī yūjibu l-qurb min Allāh ta‘ālā wa-min al-malā’ika wa-huwa l-‘ilmwa-l-ḥurriyya ammā l-‘ilm fa-mā ḏakarnāhu min ma‘rifat Allāh ta‘ālā wa-ammā l-ḥurriyya fa-l-ḫalāṣ min asr al-šahawāt wa-ġumūm al-dunyā wa-l-istīlā’ ‘alayhā bi-l-qahr tašabbuhan bi-l-malā’ika llaḏīna lā tastafizzuhum al-šahwa wa-lā yastahwīhim al-ġaḍab.

La ḥurriyya, donc, ne peut être « efficiente » que si elle s’accompagne du ‘ilm, comme nous l’avons vu plus haut, savoir ou connaissance approfondie de Dieu dans Sa grandeur et Sa perfection. On retrouve, comme souvent dans la pensée de Ġazālī, le ‘ilm en avant-garde[22]. La connaissance consciente de Dieu, de Ses attributs de souveraineté (ṣifāt rubūbiyya) et de Son pouvoir (qudra) confère à l’homme la place qui lui revient, par nature, dans l’ordre universel et dans le rapport qui s’inscrit dans la relation rubūbiyya/‘ubūdiyya.

Cependant, cette dichotomie n’a pas toujours été consensuelle. Pour certains, se satisfaire de reconnaître à Dieu tous les attributs de la souveraineté absolue ne suffit pas pour autant à en déduire que toutes les conditions de la ‘ubūdiyya consentie sont réunies. Ainsi, Ibn Taymiyya, dans son ouvrage intitulé Risāla fī l-‘Ubūdiyya (Épître sur l’adoration) considère qu’en plus de la rubūbiyya il convient de reconnaître à Dieu tous les attributs de la divinité (ṣifāt al-ulūhiyya) et qui correspondent au caractère unique et sans équivalent de l’unicité absolue de Dieu comme seul Maître[23] et unique divinité digne d’adoration. Le passage suivant d’Ibn Taymiyya mérite que l’on s’y arrête quelques instants dans le but de marquer distinctement les différences qui existent entre rubūbiyya et ulūhiyya :

« si l’homme reconnaît que Dieu est son Seigneur et Créateur et qu’il a besoin de Lui, alors il connaît la ‘ubūdiyya qui a trait à la rubūbiyya ; cet homme adresse ses demandes à Dieu, Le supplie humblement et s’en remet à Lui, mais il se peut qu’il Lui obéisse ou qu’il Lui désobéisse tout en l’adorant malgré cela ou tout en adorant le Diable et les idoles. Pareille ‘ubūdiyya ne permet pas de distinguer les gens du paradis de ceux de l’enfer et l’homme n’en devient pas pour autant croyant […] Celui qui prend connaissance de cette vérité et des témoignages l’attestant, mais qui ne s’acquitte pas de ce qui lui a été ordonné de faire de cette vérité religieuse, qui consiste en l’adoration de Dieu relative à Sa divinité exclusive et au respect de Son commandement et de celui de Son Messager, un tel homme est de la même espèce (jins) qu’Iblīs et que les gens de l’enfer[24]

 fa-in i‘tarafa l-‘abd anna Llāh rabbuhu wa-ḫāliquhu wa-annahu muftaqir ilayhi muḥtāj ilayhi ‘arafa l-‘ubūdiyya l-muta‘alliqa bi-rubūbiyyat Allāh wa-hāḏā l-‘abd yas’alu rabbahu wa-yataḍarra‘u ilayhi wa-yatawakkalu ‘alayhi lākin qad yuṭī‘u amrahu wa-qad ya‘ṣīhi wa-qad ya‘buduhu ma‘a ḏālika wa-qad ya‘budu l-Šayṭān wa-l-aṣnām miṯl hāḏihi l-‘ubūdiyya lā tufarriqu bayna ahl al-janna wa-ahl al-nār wa-lā yaṣīru bihā l-rajul mu’min […] fa-man waqafa ‘inda hāḏihi l-ḥaqīqa wa ‘inda šuhūdihā wa-lam yaqum bi-mā umira bihi min al-ḥaqīqa l-dīniyya llatī hiya ‘ibādatuhu l-muta‘alliqa bi-ulūhiyyatihi wa-ṭā‘at amrihi wa-amr rasūlihi kāna min jins iblīs wa-ahl al-nār.

Force est de constater, à la lecture de ses conclusions, qu’Ibn Taymiyya émet un avis particulièrement sévère qui touche à la condition même de l’homme. Ce dernier ne peut se « targuer » d’être un homme, en somme d’avoir tous les attributs humains qui le distinguent des autres espèces du monde animal, que s’il s’inscrit dans cette reconnaissance consciente de la ulūhiyya. Ne pas le faire, c’est donc s’exclure de fait du genre humain. Cette thématique de l’humanité par opposition à la bestialité est très présente dans la pensée islamique et, pour ce qui nous intéresse ici, chez Ġazālī.

La ḥurriyya c’est donc aussi ne pas se rabaisser à un comportement strictement bestial en succombant à la passion de manière déraisonnée. La ḥurriyya permet de sublimer sa propre nature et de se rapprocher d’une nature proche de celle des anges. Cela n’est évidemment pas sans faire penser au combat spirituel soufi (la mujāhada) qui suppose un effort d’ascèse destiné à dominer la concupiscence pour laisser émerger le côté angélique de la nature humaine.

Dans cette lutte permanente que mène l’homme contre un « moi » qu’il doit soumettre pour que l’osmose soit parfaite et contre un démon dont la vie constitue, pour lui, une armée au service de sa ruse et de sa perfidie, Ġazālī montre combien la construction de l’homme, sur le plan moral et intellectuel est une entreprise difficile et incertaine ; d’autant plus qu’il nous révèle toute l’austérité du monde et de la vie à l’égard d’un homme étranger (ġarīb) ici-bas.

L’homme conscient et raisonnable ne se rend compte que bien tardivement qu’il est porteur d’un mal pouvant le conduire à être honni pour l’éternité, d’un mal qui l’aura rongé de l’intérieur sans qu’il ne s’en aperçoive. Cependant, Ġazālī nous éclaire aussi sur le fait que chaque âme porte en elle l’empreinte de la Vérité absolue. La ḥurriyya est donc indispensable à la manifestation de cette Vérité.

[1] Ibn Manẓūr, Lisān al-‘Arab, Beyrouth, Dār Ṣādir, 2004.

[2] Lisān, IV, p. 81.

[3]Al-Ġazālī, Iḥyā’ ‘ulūm al-dīnBeyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1996². Somme théologique de quarante traités répartis en quatre quart-livres aux intitulés évocateurs du projet global de notre auteur qui a toujours considéré que l’Iyā était, avant toute chose, destiné à favoriser une science dite de « transaction », c’est-à-dire une science pratique qui consacrerait l’approche empirique et pas seulement théorique et donc théologique. C’est par le « Quart-livre des actes de dévotion » (« Rub‘ al-‘Ibādāt ») que notre auteur débute ; il présente ensuite « le Quart-livre des us [en matière de dévotion] » (« Rub‘ al-‘Ādāt ») avant de finir respectivement par le « Quart-livre de ce qui conduit à la perdition » (« Rub‘ al-Muhlikāt ») et le « Quart-livre des actes salvateurs » (« Rub‘ al-Munjiyāt »).

[4]Iḥyā’, V, p. 19.

[5] Cor, 51, 56.

[6] Traduction de Régis Blachère, Le Coran, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1980, p. 556.

[7] Muḥāsibī est cité de nombreuses fois dans ce premier Quart-livre de l’Iyā. Il a, en effet, longuement exploré la notion de ‘aql et constitue donc une référence importante pour ceux qui, après lui, ont eu à aborder cette notion comme le fait notre auteur. Son ouvrage de référence en la matière est le Kitāb Mā’iyyat al-‘aql wa-ma‘nāhu wa-tilāf al-nās fīhi. Pour approfondir cette notion, nous renvoyons à la thèse de Yolande de Crussol, Le rôle de la raison dans la réflexion éthique d’al-Muḥāsibī  (cf. note 97).

[8] Al-Ḥakīm al-Tirmiḏī doit sa nisba à la ville de Tirmīḏ située dans la province du Ḫurāsān et plus connue, chez les archéologues, sous le nom de Termez dans l’actuel Ouzbekistan. Auteur prolifique, il a connu, comme al-Muḥāsibī à son époque, la défiance de ses coreligionnaires au point d’être banni de sa ville natale. Voir Geneviève Gobillot, « Éthique et spiritualité en islam à travers la pensée d’al-Hakîm al-Tirmidhî. Le Sage de Tirmidh, mystique khurâsânien (m. 318/930) », Revue d’éthique et de théologie morale, 245/3 (2007), p. 33-59. Sa date de décès a fait l’objet de nombreuses spéculations en raison de l’absence de notice consacrée à cet auteur dans les grands ouvrages biographiques ou nécrologiques. M. Ibrāhīm al-Juyūšī, l’auteur de l’édition critique du Kitāb al-Akyās wa-l-Muġtarrīn, Le Caire, édité à compte d’auteur, 1989, s’est longuement penché sur la question pour en déduire que sa mort se situe très probablement entre les années 318 à 320 de l’hégire soit entre 930 à 932 contrairement à ceux qui ont estimé sa mort dans la première moitié du IIIe siècle de l’hégire. Geneviève Gobillot retient d’ailleurs la date de 318 elle aussi.

[9] Al-Tirmiḏī, Kitāb al-Akyās wa-l-Muġtarrīn, p. 24.

[10] Nous parlons de « domination » pour mettre en avant l’intention déguisée de l’individu qui agit ainsi. Il est évident que dans son rapport aux autres, il paraît plus juste d’écrire « gagner les cœurs » et non pas « dominer ». Il ne peut y avoir ce rapport de force sous-entendu par « dominer » alors que la « conquête » des cœurs est plus douce et plus subtile quand on les a « gagnés ».

[11] Cette analyse, nous l’avons construite en suivant pas à pas la réflexion de Ġazālī. Elle nous rappelle la théorie du « maître et de l’esclave » d’Hegel, théorie dont l’enjeu reste l’affirmation et la reconnaissance de la conscience de soi et son rapport aux autres : « le résultat de la première expérience c’est la dissolution de cette unité simple ; par elle sont posées une conscience de soi pure et une conscience qui n’est pas purement pour soi, mais est pour un autre, c’est-à-dire, comme conscience qui est, ou comme conscience dans la figure de la chosité. Les deux moments sont essentiels — mais étant donné qu’ils sont d’abord non identiques et opposés, et que leur réflexion dans l’unité ne s’est pas encore produite, ils sont comme deux figures opposées de la conscience, dont l’une est la conscience autonome, pour qui l’essence est l’être pour soi, et l’autre la conscience non autonome, pour qui l’essence est la vie ou l’être pour un autre ; la première est le seigneur et maître, la seconde, l’asservi. » Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. de J. P. Lefèbvre, Paris, Garnier-Flammarion, 2012, p. 104.

[12] Daniel Goleman, L’intelligence émotionnelle, Paris, Robert Laffont, 1997 pour la trad. française, p. 185.

[13] Sitr renvoie à deux choses : au fait de commettre des péchés à l’insu de ses congénères et au fait que ces péchés sont, dans la tradition musulmane, considérés comme couverts par Dieu d’où l’usage du mot sitr qui désigne le voile à l’aide duquel on recouvre une chose. Par opposition, le hatk, c’est déchirer, délibérément, ce voile qui couvrait les péchés. C’est donc agir avec impudence et effronterie et ne plus avoir de considération pour la mansuétude divine. Étant entendu que “couvrir” les péchés ne signifie pas pour autant “pardonner”.

[14]Al-Akyās, p. 24.

[15] Ibn al-Jawzī, Talbīs, p. 281.

[16] Iḥyā’, III, p. 295.

[17] Abū Ṭālib al-Makkī, Qūt al-qulūb fī mu‘āmalat al-maḥbūb wa waṣf ṭarīq al-murīd ilā maqām al-tawḥīd, Beyrouth, Dār al-kutūb al-‘ilmiyya, 1997.

[18] Qūt, I, p. 159-160.

[19] Al-Qušayrī, al-Risāla, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2009, p. 253.

[20] Nous rendons volontairement ḥurriyya par « émancipation » et non pas par « liberté » car il faut partir du postulat que l’homme est, très tôt, entravé par les désirs et qu’il doit donc faire un effort réfléchi pour s’en libérer.

[21] Iḥyā’, III, p. 300-301.

[22] Le premier traité de l’Iḥyā’ est le « Traité du savoir » (« Kitāb al-‘Ilm »).

[23] Henri Laoust dans ses travaux consacrés à Ġazālī et plus particulièrement dans La politique de Ġazālī, avait lui aussi relevé la Risāla fī l-‘Ubūdiyya d’Ibn Taymiyya pour souligner l’importance qu’a revêtu cette thématique bien après Ġazālī. Il ne mentionne pourtant à aucun moment les différences très nettes et prégnantes entre ces deux auteurs. Il se contente seulement d’indiquer dans son appel de note de la page 285 que : « le thème sera repris par Ibn Taymiyya dans sa Risāla fī l-‘Ubūdiyya. » Il n’est pas anodin, en effet, qu’Ibn Taymiyya ait cherché, certainement, à se démarquer de ses prédécesseurs, même si Ġazālī n’est pas expressément cité.

[24] Ibn Taymiyya, Risāla fī l-‘Ubūdiyya, Ismaïlia, Dār al-aṣāla, 1999, p. 28-30

Lyess Chacal est l’auteur du livre “Illusion et tromperie en islam”

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