Dans un hadith qudsi, Dieu dit : « J’étais un Trésor caché, J’ai aimé à être connu et J’ai créé les créatures. ». La création toute entière n’a donc d’autre but et d’autre sens que la connaissance du divin. Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’une connaissance théorique, mais de (re)naître avec Dieu, conformément à l’étymologie du mot « connaissance ». La religion elle-même n’a pas d’autre but que de permettre à l’Homme de trouver le chemin qui le ramènera à son Créateur, à son origine, et donc au centre de lui-même. Cette nouvelle naissance, c’est le retour à la prééminence de l’esprit. La place de l’être humain est centrale dans ce Projet divin. Les trois dimensions corporelle, psychique et spirituelle qui le composent, jouent chacune un rôle fondamental dans cette histoire. Ainsi, le Coran mentionne la création d’Adam : « Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la terre », ils dirent : « Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous proclamons Ta sainteté ? ». Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas ! ». Il apprit à Adam le nom de tous les êtres, puis il les présenta aux anges en disant : « Faites-Moi connaître leurs noms, si vous êtes véridiques. » Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous ne savons rien en dehors de ce que Tu nous a enseigné ; Tu es en vérité Celui qui sait tout, le Sage ». Il dit : « Ô Adam ! Fais-leur connaître les noms de ces êtres ! ». Quand Adam en eut instruit les anges, le Seigneur dit : « Ne vous ai-Je pas avertis ? Je connais le mystère des cieux et de la terre, Je connais ce que vous montrez et ce que vous tenez secret ». Lorsque Nous avons dit aux anges : « Prosternez vous devant Adam ! », ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblis qui refusa et qui s’enorgueillit : Il était au nombre des incrédules » (Coran 2, 30-34).
Mais alors, qu’en est-il de l’âme ? Ibn ‘Ajiba répond : « L’esprit est ce par quoi a eu lieu l’insufflation. L’âme, quant à elle, est créée dans le f?tus, avant que l’esprit ne soit insufflé. C’est par elle que survient le mouvement, et elle accompagne nécessairement le corps physique, ne s’en séparant qu’à la mort. Alors, l’esprit sort en premier et l’âme cesse d’être : c’est ainsi que finit la vie ».
Nous verrons par la suite qu’il existe aussi, au-delà de cette partie animale de l’âme, attachée au corps, une autre partie qui sera, elle, susceptible de se transformer sous l’influence de l’esprit. Les récits coraniques montrent combien la dimension corporelle de l’humain peut-être trompeuse, piège pour les anges mais aussi pour l’âme si elle se confond avec elle, oubliant sa nature primordiale, son essence lumineuse, spirituelle. Le Coran parle du corps humain créé de boue et le décrit comme un grumeau de sang coagulé. Rien de très noble en apparence. C’est d’ailleurs cette apparente médiocrité qui cause la révolte d’Iblis. Et il montre par cette attitude l’une de ses caractéristiques essentielles, qui est de nier la réalité spirituelle de l’être humain pour ne retenir de celui-ci que son aspect extérieur. Par cet acte d’affirmation individuelle, Satan est déchu du degré spirituel qui était le sien en tant qu’ange, pour devenir une force psychique tendant vers une affirmation continue d’elle-même. Sa chute symbolise cette manifestation de plus en plus grande de l’ego, qui s’accompagne nécessairement d’une restriction du champ de la conscience à la seule modalité du sensible. On retrouve ici la séparation entre l’écorce des choses, et leur nature profonde. Un autre récit nous rapporte le détail de cette insufflation de l’Esprit de Dieu dans le corps de l’homme de la manière suivante : « Lorsqu’Il y souffla de l’Esprit, et que ce dernier atteignit la tête d’Adam, celui-ci éternua ; alors les anges dirent : « Dis : Louanges à Dieu ! », et Adam répéta : « Louanges à Dieu ! ». Alors Dieu lui dit : « Que Dieu te fasse miséricorde ! ». Quand ensuite l’Esprit pénétra dans ses yeux, il regarda les fruits du paradis, et quand il atteignit son estomac, il sentit l’envie de manger et bondit avant même que l’Esprit n’atteigne ses pieds, dans son élan vers les fruits du paradis. Dieu dit à propos de cela : « L’homme est impatient de nature » (Coran 21, 37). Il est aussi « créé d’oubli » ajoute le Livre saint, c’est pourquoi le chemin de la spiritualité est d’abord un rappel, un éveil pour que nous revienne le souvenir de notre triple dimension, de la connaissance versée en nous et de notre destin premier.
La dimension de l’amour
Seul Adam, « grumeau de sang coagulé » comme dit le Coran (40, 67), peut faire à Dieu l’offrande d’un amour en toute liberté. D’ailleurs, Dieu n’exige rien des simples d’esprit, car celui qui n’a pas la possibilité de choisir ne peut être considéré comme responsable. L’islam ne se réduit pas à la lettre, à une morale pratique, ni même à des préceptes rituels, mais ouvre avec des paraboles sur le mystère. L’islam – au sens de soumission à Dieu – de l’humain, contrairement à celui des autres créatures, est un acte de volonté libre. Il n’est pas conformité passive, mais adhésion confiante, en réponse à l’Amour divin. Car Son Amour précède l’amour humain, et l’incite. « Sa Clémence précède Sa Rigueur », comme, selon la tradition, il est écrit sur le Trône divin, car « Dieu est plus proche de l’homme que sa veine jugulaire[1] » (Coran 50, 16). Le thème de la liberté se noue à celui de l’Amour divin. Par cela, il se rattache au mystère des fins dernières de l’être. Chaque dimension de l’être humain est régie par un ordre. Selon une parole qui est quelquefois attribuée au prophète Muhammad, prototype du modèle de l’accomplissement dans les trois dimensions humaines : « Ma Loi (shari’a) ce sont mes paroles ; ma Voie (tariqa) ce sont mes états spirituels ; ma Vérité (haqiqa), ce sont mes caractères nobles ». Il exprime ainsi les trois modalités de l’être en donnant pour chacune la règle qui lui correspond. Le monde formel auquel appartient le corps est régi par sa Loi sacrée dont dépend son équilibre. Dans ce domaine, celui de la matérialité qui est liée à l’espace et au temps, l’ordre procède de l’enchaînement des causes secondes. L’âme dont le destin est de s’élever pour s’attacher à l’esprit peut suivre une voie de transformation ou tariqa. Mais le monde comporte un envers, une autre face. Dans cet au-delà des formes, le monde de l’esprit est le domaine de la haqiqa, la Connaissance. Ainsi, la vérité est cachée ou révélée selon ce que nous sommes capable de recevoir, de percevoir, en nous-mêmes, car le monde corporel est le reflet changeant d’une immuable réalité. L’être humain fait un pont entre les deux mondes. Il occupe, de par sa position originelle, la place la plus élevée dans l’ordre de la création. Cette place se retrouve comme en miroir dans le monde manifesté, puisqu’il est le calife de Dieu sur la terre. Il est plus facile de se représenter les choses si l’on pense à l’état de veille et à celui du rêve.
Les règles qui nous rendent compréhensible le monde disparaissent dans le rêve, pourtant il vient de nous. Dans notre sommeil, nous semblons fabriquer un monde incohérent ou merveilleux dans lequel est possible ce qui ne l’est pas à l’état de veille.
(A suivre)