L’orthographe, cet instrument de pouvoir

Ne pas maîtriser les conventions de la langue écrite, c’est risquer une mise à l’index sociale lourde de conséquences.

Si comme moi vous êtes définitivement fâché avec la règle d’accord du participe passé, n’en ayez pas honte : elle a volontairement été créée pour être incompréhensible. « Dans Le Bon Usage de Grevisse, l’ouvrage de référence du français, dix pages lui sont consacrées », m’explique Christophe Benzitoun, maître de conférence en linguistique française à l’Université de Lorraine. Savoir que cette histoire d’accord en fonction de la place du COD est le fruit d’un complot ourdi par une poignée de grammairiens machiavéliques m’a décomplexée.

« Ce n’est pourtant pas compliqué, c’est le genre de chose que l’on apprend une bonne fois pour toutes à l’école », jugent les cadors de l’orthographe. Comme le vélo, l’orthographe ne s’oublierait pas. Figée dans le marbre de notre mémoire, elle serait un réflexe dont les rouages se mettent automatiquement en branle au moment d’écrire.

« Tu m’envoies un mail ? »

Claire, 38 ans, n’est jamais en pilote automatique. Écrire signifie pour elle avancer en terrain miné dans le capharnaüm des règles et des pièges de la langue. « Je stresse et j’essaie d’éviter d’avoir à rédiger des mails ou des courriers, mais c’est de plus en plus dur », confie cette aide-soignante.

Le bouillonnement des échanges sur les réseaux sociaux fait que l’on n’a jamais autant lu et écrit. Dans le milieu professionnel, ce glissement vers l’ère du « tout par écrit » est incontestable. Que ceux qui n’ont pas été coupés en pleine explication par un « tu m’envoies un mail ? » alors qu’ils s’adressaient à un collègue lèvent la main. « On compte en moyenne 33 mails échangés par jour pour un salarié aujourd’hui, éclaire Christelle Martin Lacroux, enseignante chercheuse en sciences de Gestion, qui a consacré sa thèse à « l’appréciation des compétences orthographiques en phase de présélection des dossiers de candidature ».

Et gare à ceux qui n’écrivent pas correctement. Jean-François, 45 ans, se rappelle sa gêne lors d’une discussion entre collègues. « La personne en charge du ménage avait laissé un mot sur la machine à café pour dire qu’il n’y avait plus de gobelets. Tout le monde s’est gaussé de son écriture enfantine et de ses fautes », se souvient-il.

Un savoir autoritaire et arbitraire

Nous sommes pourtant de plus en plus nombreux à ne pas maîtriser parfaitement l’orthographe. Le temps consacré à cette matière n’en finit pas de baisser et le niveau s’en ressent. Une étude de la Depp -Division des études du Ministère de l’Education- montre que le pourcentage d’élèves faisant moins de six fautes sur une même dictée est passé de 31 % en 1987 à 16% en 2007 et 8% en 2015.

Dans un texte intitulé L’orthographe m’a tuer, l’Observatoire belge des inégalités reprend une étude PISA -Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Il montre qu’en mathématiques, l’écart de performance entre les classes sociales supérieures et inférieures est de 4. En français, l’écart est de 10.

Pour beaucoup d’élèves, l’orthographe demeure un magma aux contours flous. L’heure de la dictée déploie son lot d’angoisses et de craintes. « A l’origine, il ne s’agit pas d’une technique d’enseignement mais d’un outil pour mesurer le niveau en orthographe, rappelle Christophe Benzitoun. Aujourd’hui, on en a fait un instrument d’évaluation contre-productif et stigmatisant. »

« La faute d’orthographe tenait à la fois du crime de haute trahison et de la bestialité »

Ne pas écrire correctement, ce n’est pas seulement se heurter aux jugements de « ceux qui savent », cela révèle en filigrane un manque d’éducation dont on devrait se sentir coupable. Dans un texte intitulé Causes des fautes d’orthographe, le professeur agrégé de grammaire et linguiste Edmond Jung explique : « Pendant longtemps on a considéré que la déficience orthographique était le signe de la bêtise par excellence. Passe encore qu’on commette des erreurs en calcul, mais écrire en faisant des fautes était considéré presque comme l’équivalent de ne pas savoir écrire (…) la faute d’orthographe tenait à la fois du crime de haute trahison et de la bestialité. »

Christelle Martin Lacroux ne dit pas autre chose sur le monde du travail actuel. « Pour les recruteurs, l’orthographe est moins un savoir-faire technique acquis pendant la scolarité qu’une compétence comportementale et sociale. On écrit un CV, pas un SMS. Faire des fautes, c’est prouver son incapacité à adapter son langage à son interlocuteur. »

Selon la spécialiste, de plus en plus d’entreprises pratiquent des tests d’orthographe lors des recrutements. Il s’agit par exemple de banques en ligne, fatiguées de recevoir les plaintes de consommateurs après des discussions sur le chat en ligne avec des opérateurs qui ne maîtrisent pas le français.

On exige des compétences que l’on n’a plus le temps d’enseigner

Cette image d’un être incapable de « respecter » la langue est profondément intériorisée. « J’ai dit à mon fils de s’excuser auprès de la maîtresse pour un mot dans son carnet de liaison, se souvient Claire. J’ai réalisé que j’allais lui transmettre mon complexe et, par extension, lui donner une mauvaise image de lui. »

« Cette gêne s’appelle ‘l’insécurité linguistique’, reprend Christophe Benzitoun. Cela a des effets pervers, comme une tendance à se sur-corriger ou au contraire des stratégies pour éviter totalement l’écriture de peur d’être jugé. Ce phénomène est particulièrement répandu en France, où nous avons un rapport déférent vis-à-vis de ceux qui maîtrisent bien la langue. »

La situation est paradoxale : on exige des compétences que l’on n’a plus le temps d’enseigner, un peu comme lorsque l’on cherche un appartement et que le propriétaire réclame un CDI à l’heure des CDD généralisés.

Une norme à faire évoluer

Pour tenter de combler ce fossé, de nombreuses propositions de révision de l’orthographe ont été faites ces dernières années. Elles ont à chaque fois susciter une levée de bouclier des gardiens du temple de la langue française. « Le ph parfaitement arbitraire de nénuphar est devenu si évidemment indissociable de la fleur qu’ils peuvent invoquer, en toute bonne foi, la nature et le naturel pour dénoncer une intervention de l’État destinée à réduire l’arbitraire d’une orthographe qui est de toute évidence le produit d’une intervention arbitraire de l’État », résume Pierre Bourdieu dans Sur la théorie de l’action (éd. Seuil).

Repenser l’orthographe semble plus essentiel que jamais. « C’est une bombe à retardement, lance Christelle Martin Lacroux. Il faut choisir vers quel modèle de société on veut tendre : un élitisme de plus en plus présent ou un assouplissement des règles. La génération de recruteurs de demain sera moins douée en orthographe et devrait donc y être moins sensible. » De quoi régler la question sur la forme, pas forcément sur le fond.

ZOOM : Pourquoi c’est si compliqué l’orthographe ?

Le fait que notre orthographe soit si complexe est le fruit d’une longue série de décisions politiques. « Pendant des siècles, l’orthographe a été mouvante, rappelle Christophe Benzitoun. Il suffit de jeter un oeil aux poèmes de Ronsard ou aux textes de Rabelais pour s’en convaincre. Après la création de l’Académie française en 1634 et la Révolution de 1789, les classes dirigeantes ont décidé de la figer. »

Écrire sans faute est alors un marqueur social fort, permettant de distinguer l’élite de la masse. Les lois Jules Ferry sur l’enseignement public et gratuit en 1881 changent la donne. Tous les petits français vont à l’école primaire. De quoi pousser certains politiques à plaider pour une simplification de l’orthographe. Les résistances des classes dirigeantes ont finalement raison de ces propositions.

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