Le mouvement réformiste commencé au 19ème siècle en Egypte, connu sous le nom de nahda (renaissance) a marqué le retour de l’intellectualisme musulman dans la sphère religieuse – intellectualisme éclipsé pendant près de 10 siècles par un mouvement conservateur généralisé dans les rangs des ulémas. Mais ce retour à une indépendance d’approche concernant la réflexion théologique est encore très méconnu des populations musulmanes.
En France, il est fréquent de rencontrer des musulmans qui ne connaissent ni penseur réformiste, ni intellectuel musulman sans étiquette. Très rationnellement, cela s’explique par l’absence ou la faiblesse de parutions littéraires traduites en Français. La risalât-at-tawhîd de Muhammad Abduh n’est par exemple plus éditée depuis une dizaine d’années. Personne n’a encore entrepris la traduction du tafsir al-manar, le seul essai exégétique (inachevé) du 20ème siècle. Quant aux auteurs contemporains traduits, le nombre d’exemplaires est souvent limité ou tout simplement, leur lecture rebute un public abusé par la trop grande diffusion d’une littérature vulgarisatrice.
Pourtant, la question centrale que se posent ces musulmans en quête d’une identité religieuse et sociale à la fois est exactement celle que se posaient et que se posent encore les réformistes et autres intellectuels des pays musulmans : Comment vivre sa foi à l’époque qui est la nôtre ?
La réponse que vont apporter les intellectuels et celles qui sera apportée par les tenants de l’orthodoxie diffèrent profondément.
Là où le discours dogmatique explique la foi par la modélisation d’une communauté fondée sur les écrits des auteurs classiques en favorisant ainsi le taqlid*, les intellectuels musulmans modernes s’attachent à expliquer que ce n’est pas la nostalgie d’une époque révolue qui doit permettre l’affermissement de la foi mais bien au contraire la recherche de nouveaux éléments interprétatifs de la loi religieuse en fonction des nouvelles données élaborées par une histoire contemporaine houleuse.
L’un des premiers grands penseurs à avoir impulsé l’idée d’une refonte globale de la théologie musulmane et revendiqué le droit à la non-utilisation du taqlid, c’est le grand mufti d’Egypte Muhammad Abduh (1849-1905). Dans sa risalât-at-tawhîd (Epître sur l’unicité divine) il met en avant une réflexion qui se débarrasse des appréhensions vis-à-vis de l’opinion savante pour traiter en profondeur des sujets jusque-là soumis à un contrôle très strict. C’est ainsi qu’il remet au goût du jour la grande polémique qui avait opposé pendant quatre siècles les asharites aux mu’tazilites dans la période classique : le coran, texte créé et non incréé.
Même si dans sa deuxième édition, il revient pour une raison ignorée à la thèse du coran incréé, son étude va influencer considérablement les générations d’intellectuels à venir. Le simple fait de penser que les vérités aujourd’hui établies sur la nature du Coran ou sur l’invulnérabilité des hadiths sont en réalité le fruit de réflexions parfaitement humaines, d’interprétations contextuelles issues des capacités de raisonnement d’êtres humains amènent l’Egyptien Nasr Abou Zayd et le philosophe iranien Abdul Karim Soroush à revendiquer le droit à la réouverture de la théologie basée sur l’importance de l’historicité des interprétations.
Abdul Karim Soroush pense par exemple que l’histoire de l’islam doit être parfaitement connue pour comprendre les raisons d’être des politiques religieuses actuelles et comprendre les fondements des doctrines qui s’accaparent la notion de vérité.
Sans cette profonde connaissance, le musulman est dès lors amené à croire en l’aspect sacré de ce qui n’est en réalité que spéculation. C’est en grande partie pour cette raison qu’il est très difficile encore actuellement d’aborder sereinement certaines questions de base.
Cela concerne tout particulièrement les sciences du hadîth dont l’argument d’autorité repose sur les chaînes de transmission. Une chaîne composée d’hommes de confiance et jamais brisée garantirait la véracité d’une parole prophétique. De même un très grand nombre de transmetteurs seraient la preuve de son authenticité.
Selon une approche rationnelle, de tels arguments paraissent bien faibles et ne peuvent être le critère de sélection des bons et des mauvais hadiths. En l’occurrence, l’égyptien Rashid Rida (1865-1935), disciple de Muhammad Abduh a posé dans ses écrits le principe que ce n’était pas la forme qui permettait d’établir leur authenticité mais leur contenu et leur cohérence avec le texte coranique.
Encore aujourd’hui, cette remise en question des sciences du hadith ne manquent pas de révolter les classes les plus ancrées dans la fixation des principes théologiques classiques. Les penseurs musulmans qui s’adonnent à ce type d’exercices font face à de très grands risques dans leur pays. Nasr Abou Zayd qui soutenait l’importance de rétablir l’historicité du texte coranique pour l’appréhender selon une vision plus en phase avec nos capacités de raisonnement a été contraint à l’exil et divorcé de sa femme, étant accusé d’apostasie.
Plus grave encore, l’assassinat du théoricien soudanais Mahmoud Taha qui remettait en question la stricte application de la shari’a, établissant qu’il s’agissait d’une mesure post-prophétique qui devait par conséquent suivre les avancées et les nouveaux problèmes des musulmans, génération après génération.
En somme, ce que les intellectuels musulmans modernes revendiquent, c’est la prise en considération du phénomène de mouvement historique qui seul est capable de faire du Coran une parole vivante. Abdul Karim Soroush, le Tunisien Muhammad Talbi, le Syrien Mohamed Shahrour et bien d’autres évoquent l’idée que le coran ne parle pas si on ne l’interroge pas.
Or toute interrogation concerne essentiellement des problèmes propres à une époque donnée et à une communauté donnée. Les interrogations ne sont pas forcément les mêmes ou n’ont pas les mêmes finalités d’une époque à une autre. Interroger le Coran ne signifie donc pas interroger les exégèses classiques mais bien au contraire en créer de nouvelles et garder ouvert le domaine théologique, évitant ainsi au Coran de n’être qu’un manuel de prescriptions et de devoirs à accomplir.
Ce qui effraie tout particulièrement les réticents à la pensée moderne, c’est l’idée d’une désacralisation de la parole divine, d’un amoindrissement de l’Islam. A cela, Muhammad Iqbal répond que le débat ne doit pas tant se poser sur les éléments que fournissent les politiques, à savoir un conflit entre l’Islam et la modernité, mais bien plutôt sur la façon dont l’Islam peut répondre aux questions de la modernité.
En cela, il est rejoint par Nasr Abou Zayd qui met en avant l’importance de considérer les écrits classiques comme un patrimoine dont il faut se servir mais qui ne doit jamais rester qu’un héritage, impliquant donc l’idée d’une suite intellectuelle dans laquelle le musulman doit pouvoir trouver son confort personnel.
*Taqlid : imitation
Bibliographie :
Muhammad Abduh – Risâlat-at-tawhîd (1897)
Abdul Karim Soroush – Théorie de la complémentarité de la connaissance religieuse (1990)
Nasr Abou Zayd – Le concept du texte (1987)
Nasr Abou Zayd – Critique du discours religieux (1999)
Rashid Rida – Tafsîr al-manâr (1ère moitié 20ème siècle)
Mahmoud Taha – Ar-risâla athânia minal-islâm
Muhammad Talbi – Plaidoyer pour un Islam moderne (1998)
Muhammad Iqbal – Reconstruire la pensée religieuse en Islam (1955)
OUMMA.COM