Le registre de la culture religieuse musulmane fait référence à plusieurs concepts islamiques dont celui de «Al-Ghayb» (l’invisible). Une analyse de la mauvaise compréhension de cette notion par les musulmans et de leur rapport au monde nous est livrée par le théologien Muhammed Hussein Fadlallah, notamment dans son exégèse « Min Wahyi Al-Qurân » en 24 volumes, lorsqu’il commente le verset 3 de sourate Al-Baqara, parlant des croyants « qui croient en l’invisible ». Après avoir confirmé que la croyance en l’invisible est constitutive de la foi musulmane, l’auteur de l’exégèse pose une longue question rhétorique dans une section intitulée « La religion repose-t-elle entièrement sur l’invisible ? » : « Nous devons nous arrêter sur un point très important. Lorsque la religion insiste sur la croyance en l’invisible, peut-on dire pour autant que la religion repose sur la foi en l’invisible uniquement, et que le contenu de la foi n’est constitué que d’invisible (…) au même titre que les raisons d’être des événements, des phénomènes cosmiques et sociaux, comme certains le disent, le croient et l’expliquent ; si bien qu’ils soumettent les phénomènes naturels dans leur totalité ou dans leur majorité à des explications [métaphysiques] reposant sur l’invisible ; explications inaccessibles à la pensée humaine et faisant en sorte que la raison humaine, dans certaines de ses étapes, cherche les causes des phénomènes naturels – comme la maladie, la santé, la défaite et la victoire – et les causes des problèmes économiques et politiques, en dehors du réel pratique des choses, se suffisant des facteurs invisibles, ou bien d’Allah, sans chercher les lois naturelles créées par Allah dans l’univers, lois sur lesquelles repose l’ordre divin et l’ordre biologique dans le cadre de la causalité régissant les choses ? ».
Il est en effet un phénomène structurel préoccupant au sein de la communauté musulmane, plus précisément au sein de sa mentalité. Il s’agit de la « focalisation de la prédication et de ses discours sur la dimension de l’invisible dans toutes les sphères de la vie, négligeant le rôle des lois naturelles qu’Allah a créées dans l’univers », ce qui a conduit à lier tout phénomène – qu’il soit social, économique, politique ou même naturel –à Dieu de façon directe : «C’est Allah qui l’a voulu», «c’est le maktoub», etc., en ignorant les conditions objectives qui gouvernent les phénomènes auxquels on fait face. A défaut de pouvoir expliquer les mécanismes, par ignorance ou par paresse intellectuelle, on attribue systématiquement des faits à la dimension de l’invisible. Pourtant, la biographie du Prophète (ç) est riche en enseignements. Plusieurs récits relatifs à la Sîra nous montrent comment le Prophète (ç) et ses compagnons avaient pris des dispositions astucieusement planifiées et stratégiques pour repousser efficacement les attaques des associationnistes. Songeons à la bataille d’Uhud où de nombreux musulmans avaient péri à cause du non-respect du protocole de défense par certains musulmans eux-mêmes.
C’est ce rapport réaliste au monde sensible qui fait malheureusement défaut à la communauté musulmane. Certes, il est vrai qu’en islam, l’invisible a un certain rôle dans l’explication des événements, mais tous les événements ne s’expliquent pas uniquement par l’invisible, et quand ils peuvent l’être, la dimension de l’invisible n’est pas le seul facteur explicatif. « Nous ne croyons pas en l’invisible dans ce cadre très large englobant la vie privée et publique des gens. Nous croyons plutôt en l’invisible qui nous lie à Allah dans un cadre restreint. Et c’est pourquoi nous observons que l’islam est intransigeant face aux charlatans, aux astrologues, afin d’éloigner la mentalité de l’invisible de la pensée réaliste et de la vie tout entière », nous dit M. H. Fadlallah. Dans ce cadre, il n’est pas surprenant qu’Allah, exalté Soit-Il, évoque l’existence de ces lois que l’homme peut dévoiler pour une meilleure compréhension de l’univers : «Conformément aux lois établies pour ceux qui vécurent antérieurement» (Al-Ahzâb, 38). «Or, jamais tu ne trouveras de changement dans la règle d’Allah, et jamais tu ne trouveras de déviation dans la règle d’Allah» (Fâtir,43). « Et probablement, c’est cette « personnalité de l’invisible » (Ash-sharkhçiyya Al-Ghaybiyya) qui a sclérosé le musulman dans le passé jusqu’à nos jours, l’empêchant de progresser dans la compréhension de l’univers à travers la compréhension de ses lois, doté de la raison de l’invisible et des sentiments de l’invisible, qui cherche dans le passé et dans le présent les pas de l’invisible, et fait face au futur par l’invisible, donnant l’opportunité aux charlatans et voyants de manipuler les émotions des crédules », nous dit l’exégète. Nous constatons en effet qu’en France, notamment, nombreux sont les musulmans qui expliquent leur état personnel par le mauvais œil, la sorcellerie, la possession, etc., sans oublier cet étrange engouement, chez une partie de notre jeunesse, pour les questions eschatologiques comme les signes de la fin du monde, Gog et Magog, le Dajjâl, etc.
Cette « personnalité de l’invisible » doit, à notre sens, attirer toute notre vigilance afin d’y remédier tant les implications peuvent être conséquentes. En effet, ce qu’Alexandre Koyré constate à propos de la chrétienté médiévale peut, à certains égards, concerner probablement la civilisation musulmane : « La chrétienté médiévale était beaucoup plus préoccupée de l’autre monde que de celui-ci et que le développement de l’intérêt accordé à la technologie –comme semble le montrer de façon assez convaincante toute l’histoire moderne – est assez étroitement associé à la sécularisation de la civilisation occidentale et au fait que l’intérêt s’est détourné de la vie future au profit de la vie dans le monde » (Alexandre Koyré, études d’histoire de la pensée scientifique, 1966, édition 1973, p. 74). Il ne s’agit bien évidemment pas d’appeler à cette sécularisation que nous considérons néfaste pour l’islam et toute l’humanité, mais de prêter toute notre attention au problème de la personnalité de l’invisible dont la solution se trouve, à nos yeux, dans la réconciliation du musulman avec son réel, une réconciliation qui n’implique pas forcément –en tout cas elle ne doit pas l’impliquer – la sécularisation.
A cet égard, à lire le Coran, force est de constater qu’il est souvent fait référence à l’univers scientifique, au réel sensible. Il ne s’agit pas de ces « vérités » scientifiques précises, mais souvent provisoires, comme l’embryologie, que d’aucuns essayent à tout prix de nous persuader de leur existence dans le Coran depuis 14 siècles. Non, il s’agit d’autre chose, bien plus importante, qu’on ne peut voir qu’en embrassant le Coran d’une vue d’ensemble, il s’agit de l’esprit scientifique dans le Coran. C’est ce lien entre la foi et la science que justement Mohammed Bâqir Assadr –un proche ami de M. H. Fadlallah pendant leurs études à Najaf – établit dans son livre épistémologique et révolutionnaire « Les fondements logiques de l’induction. Nouvelle étude de la méthode inductive ayant pour but de découvrir le fondement logique commun aux sciences de la nature et à la foi en Dieu ». Dans ce livre, tout en réfutant à la fois l’école aristotélicienne et l’école expérimentale moderne, l’auteur montre que « les fondements logiques sur lesquels s’appuient les démonstrations scientifiques, en tant qu’observations et expérimentations, sont les mêmes fondements logiques sur lesquels repose la démonstration qui prouve l’existence du Créateur et Organisateur de ce monde (…), et cette démonstration – comme n’importe quelle autre démonstration scientifique – est de nature inductive » (p. 419).
Il est fréquent de voir que le Coran s’adresse à la fois à l’intelligence rationnelle de ses interlocuteurs, mais aussi à notre faculté d’observer de façon empirique. Il nous est demandé en effet de voir, d’observer et de tirer par l’induction des enseignements, des lois… notre foi. Le verset suivant contient un champ lexical fondamentalement scientifique : «Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela (le Coran), la Vérité. »
«Montrerons» et «l’univers» sont deux termes qui relèvent du monde sensible, du concret, de l’observable, de l’empirique, de l’expérimental, de l’induction, c’est à dire partir des faits du monde sensible et monter en généralité, jusqu’à dégager une loi… la «Vérité».
OUMMA.COM