Les conflits de l’avenir sont déjà en préparation. Espace, cyber, intelligence artificielle… c’est dès maintenant que l’on élabore l’arsenal de 2049. Rien de vraiment rassurant.
La scène se déroule à 350 kilomètres au-dessus de nos têtes, dans un avenir indéfini : le colonel Rick Farmer, un astronaute américain, tente de regagner la station spatiale internationale après une sortie. La procédure ne fonctionne pas, alors il contacte ses collègues russes, à l’intérieur de la station. « Désolés, nous ne pouvons pas t’ouvrir, ce sont les ordres », lui répond le Russe Vitaly Simakov.
Au même moment, à bord de la station spatiale chinoise Tiangong-3, le colonel Huan Zhou ordonne le déclenchement du COIL, une arme laser inspirée par des recherches américaines il y a fort longtemps, au XXe siècle… Méthodiquement il détruit les satellites de communication américains, en commençant par le WGS- 4, un engin de 3,4 kilos, vital pour les communications entre les différents éléments de l’armée américaine, soudainement rendus aveugles et sourds.
e scénario d’un déclenchement de la « troisième guerre mondiale » ouvre un roman de science-fiction américain entièrement fondé sur des technologies militaires existantes ou en cours d’élaboration dans les laboratoires de recherche de l’industrie de défense. Le livre « Ghost Fleet » (Eamon Dolan, 2015) est à la guerre ce que « Minority Report » (une nouvelle de Philip K. Dick, adaptée au cinéma par Steven Spielberg) était à la surveillance. Il a été publié par un consultant de l’armée américaine, P. W. Singer, et un chercheur spécialisé, August Cole, alors que des avancées technologiques commençaient à façonner les armes de demain.
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Se projeter à trente ans, en 2049, pour tenter de comprendre le monde dans lequel nous vivrons, s’il y aura toujours des guerres, entre qui et avec quelles armes, n’est pas aisé. Il suffit pour s’en convaincre de faire un flash-back trente ans plus tôt, en avril 1989. Six mois avant la chute du mur de Berlin, comment aurions-nous pu imaginer le contexte stratégique actuel, celui de l’après-URSS, de Poutine et de Trump ? Qui aurait pu penser, au printemps 1989, alors que les étudiants occupaient la place Tiananmen dont ils seraient délogés dans le sang quelques semaines plus tard, que la Chine serait toujours dirigée par le Parti communiste, et qu’elle serait sur le point de devenir la première puissance mondiale, ce qui devrait avoir lieu d’ici à… 2049, centenaire de la proclamation de la République populaire par Mao ?
Pourtant, en matière militaire, anticiper n’est pas de la science-fiction : l’avion de combat du futur, franco-allemand, dont Emmanuel Macron et Angela Merkel ont signé la naissance en juillet 2017, équipera les armées de l’air dans les années 2040 ; c’est donc aujourd’hui qu’il faut imaginer ses missions, ses capacités, ses équipements. Ce sont les décisions, les investissements et les orientations d’aujourd’hui qui détermineront l’univers de la défense de demain.
Technologies de rupture
Il est parfois des périodes d’accélérations fulgurantes. Prenez la guerre de 1914-18. Bruno Cabanes, qui a coordonné l’ouvrage collectif « Une histoire de la guerre » (Seuil, 2018), souligne dans sa préface qu’« un stratège de la guerre de Sécession, et même des guerres napoléoniennes, aurait globalement reconnu un champ de bataille de l’été 1914. Pourrait-on en dire autant pour un général de 1914 seulement quatre ans plus tard ? »
C’est assurément le cas aujourd’hui, avec l’essor de technologies de rupture qui transforment nos vies, pour le meilleur ou pour le pire. A commencer par le numérique, à l’origine des smartphones qui font désormais partie de nous-mêmes, mais aussi de la cyberguerre dont nous n’avons pas encore totalement estimé le potentiel destructeur. Et surtout l’intelligence artificielle (IA), qui, là encore, commence à peine à entrer dans notre quotidien, mais qui, nous le savons déjà, « transformera la guerre de demain », comme l’écrit Paul Scharre : ce consultant américain a arpenté les labos de recherche de l’industrie de défense américaine et a ramené de cette exploration, dans son livre « Army of None » (Norton & Company, 2018), une vision qui n’est pas vraiment rassurante. Celle d’un monde où drones, navires, sous-marins, chars et autres robots entreront en action sans intervention humaine, et se formeront de façon autonome. Son voyage vers le futur pose, au passage, de nombreuses questions éthiques auxquelles nous n’avons pas de réponses. L’espace, le cyber et l’IA sont les nouveaux terrains de la guerre de demain, en plus des traditionnels « terre-air-mer ». Et c’est sur eux que seront probablement redistribuées les cartes stratégiques du XXIe siècle.
Un drone utilisé lors de la guerre d’Irak en 2006. (US ARMY/SPL/COSMOS)
Tout le monde a ironisé lorsque Donald Trump a annoncé la création d’une « force spatiale » distincte de l’armée de l’air. Mais le mois dernier, l’Inde a rejoint le club très fermé des pays capables de détruire un satellite en orbite à partir de la terre, rejoignant une course à la militarisation de l’espace relancée par la Chine en 2007. Mal régulé, l’espace occupe une place vitale dans le fonctionnement de nos sociétés, et donc dans les stratégies de défense.
Si la multiplication du nombre d’acteurs rend le spatial plus complexe qu’à l’époque de la guerre froide, que dire du cyber, le piratage informatique ? Là aussi, on n’a encore rien vu… « Nous sommes en cyberguerre. Une guerre permanente, sans front, sans règles d’engagement, et qui n’en est qu’à ses débuts », écrivent Jean-Louis Gergorin et Léo Isaac-Dognin dans leur livre « Cyber » (Ed. du Cerf, 2018), qui liste les scénarios d’un avenir possible. Pour Gergorin, « le cyber, c’est à la fois la guerre selon Clausewitz et la guerre selon Sun Tzu », c’est-à-dire celui qui pense que la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, et celui qui croit que les meilleures batailles sont celles qu’on ne mène pas…
Le cyberespace est au cœur des « guerres invisibles » du futur. (South_Agency/Getty Images)
Les exemples de « cyber-escarmouches » sont sous nos yeux, qu’il s’agisse de la première d’entre elles, l’attaque russe contre l’Estonie en 2007, ou dix ans plus tard, celle contre l’Ukraine, racontée dans le détail par Boris Razon et Etienne Huver dans leur terrifiante enquête « Nouvelles Guerres » (Stock, 2019) ; ou encore du virus informatique Stuxnet, employé par les Américains et les Israéliens contre le programme nucléaire iranien en 2010… Le cyber formera le cœur des guerres « hybrides » de demain, celles qui ne diront pas leur nom, celles dont les auteurs seront difficiles à identifier. Et qui, du simple « avertissement » à la destruction d’infrastructures, seront d’autant plus redoutables qu’elles seront « invisibles ». Des guerres dans lesquelles, selon la formule d’un expert, « entre le bouclier et le glaive, ce dernier a quelques pas d’avance ». Dit autrement, les attaquants ont l’avantage sur les défenseurs.
La « ligne rouge » française
Le gros morceau est évidemment celui de l’intelligence artificielle, car elle touche tous les domaines, celui des armes, celui de l’aide à la décision, voire de la décision elle-même. Imaginez un essaim de minidrones armés, à qui un objectif a été assigné, mais qui décident entre eux, sans intervention humaine, de leur tactique : ils adaptent leur comportement à la résistance rencontrée, s’attribuent les cibles et déclenchent le tir de manière autonome. Ce n’est pas un film, c’est l’un des exemples tirés de l’enquête de Paul Scharre dans les centres de R & D de l’industrie de défense et, en particulier, à la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), cette institution fondée après le lancement du Spoutnik soviétique qui avait pris les Etats-Unis par surprise, et dont la raison d’être est de garder une longueur d’avance sur les technologies de rupture. C’est ici, notamment, qu’est né l’ancêtre d’internet…
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Paul Scharre pointe deux dangers dans la course à l’innovation militaire dans le monde. Il souligne que la crainte numéro un est moins ce que font les Etats, que le fait que ces technologies tombent entre les mains de groupes terroristes ou criminels, ce qui est sans doute inévitable. Le second est celui des armes totalement autonomes, c’est-à-dire qui agiront sans qu’un humain soit « dans la boucle », comme disent les militaires. La ministre des Armées, Florence Parly, déclarait début avril aux « Echos » que la « ligne rouge » française était claire :
« Tous nos travaux s’inscrivent dans un cadre éthique où l’IA doit rester au service de l’homme et non le remplacer. Il n’est pas question de confier à une machine le choix de tirer ou la décision de vie ou de mort. »
Mais Paul Scharre souligne pour sa part le danger de la surenchère dans la course à l’autonomie, qui fait que chaque pays redoute que le rival n’aille plus loin et n’obtienne ainsi un avantage décisif.
Mais posez la question de l’IA et de l’autonomie à un général aujourd’hui, et il vous répondra en reprenant ce qu’aurait dit Eisenhower : « La première victime de la guerre, c’est la planification. » Et à ce moment-là c’est l’intelligence humaine qui reprend le dessus sur la machine. La seule observation rassurante quand on tente d’imaginer le monde en 2049…
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2049 Parce que toute avancée technologique n’est pas forcément un progrès, parce que des incertitudes vertigineuses planent sur le sort de notre civilisation, « l’Obs » lance une opération journalistique ambitieuse. D’avril à décembre, « 2049 » se déclinera à la fois en une collection d’articles dans le magazine, une rubrique dédiée sur le site et une série de soirées-rencontres à Paris et en région. Ce vaste chantier de réflexion sera par la suite synthétisé en un numéro spécial. L’objectif ? Explorer les tendances et les scénarios du futur à travers des regards croisés d’experts, prévisionnistes, chercheurs, entrepreneurs, philosophes ou sociologues. Et surtout penser un progressisme à visage humain, pour un monde ouvert, tolérant, créatif, prospère, dans lequel science, technique et économie sont réellement au service du citoyen et de l’intérêt général pour résoudre les grands problèmes de l’humanité.
Par Pierre Haski
Source: https://www.nouvelobs.com/2049/20190418.OBS11737/robots-satellites-virus-informatiques-en-2049-la-guerre-sans-les-hommes.html