ABDENNOUR BIDAR
« Nous devons changer le désordre établi »
Philosophe dont la voix a beaucoup porté durant la pandémie, il voit dans celle-ci un espoir de réparer « le tissu déchiré du monde » et plaide plus que jamais pour la création d’une « île de tisserands » où l’on puisse cultiver une autre relation à soi, à autrui et à la nature.
Jeune Afrique: Dans quelles conditions s’est passé votre propre confinement?
Abdennour Bidar: Très bien, merci. Ce fut une période de calme, sans déplacements, alors qu’habituellement et depuis des années je suis sur les routes pour répondre aux invitations de celles et ceux que mes idées et mes livres intéressent ou interpellent.
Comment avez-vous accueilli l’idée de rester isolé pendant plusieurs semaines?
Avec une grande perplexité, car comme beaucoup je me suis demandé ce que devenait la simple liberté démocratique de circuler, d’aller et venir. Pour mon cas personnel, ce fut l’occasion de réfléchir et d’écrire, d’intervenir dans le débat public sur la pandémie, que ce soit à la télévision [émission C Politique, sur France TV] ou par des tribunes, pour Libération ouieHuffPost.
Assez rapidement, vous avez proposé une conférence en ligne dans laquelle vous expliquiez que nous pouvions faire de cette épreuve une opportunité. Pouvez-vous préciser votre pensée?
Sur le moment, c’était l’opportunité d’un retour à soi, de marquer une pause dans des vies souvent agitées voire dispersées entre mille et une choses à faire à l’extérieur. Là, en étant assigné à résidence, chacun pouvait prendre un peu plus le temps de réfléchir à sa vie, à ses orientations, à ses aspirations profondes et à la façon de les réaliser. Théoriquement tout au moins, cette occasion était offerte à tous, car évidemment et malheureusement pour beaucoup le confinement a été vécu comme un enfermement, faute d’espace, et, paradoxalement, comme une période où, avec le télétravail et les devoirs à faire faire aux enfants, on s’est retrouvés encore plus suroccupés que d’habitude !
Vous rappelez cette phrase de Blaise Pascal: «Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Pensez-vous que la période a permis à l’humanité de sortir du divertissement?
Là encore, je l’espère, et j’ai confiance à terme en la possibilité d’un progrès de la conscience. Mais, pour l’heure, je vois surtout et, à l’inverse, les mêmes logiques se remettre en place : les maîtres du monde vont imposer aux masses de se remettre au travail et de consommer toujours plus, donc l’aliénation va continuer et même s’aggraver, afin, dans la logique qui est celle du système en place, de recommencer à produire de la richesse matérielle. Nous n’avons aucune politique de civilisation autre que cette logique du profit et du confort matériel, aucun objectif spirituel digne de ce nom.
Vous vous êtes fait le défenseur d’un rapprochement entre les peuples d’Orient et d’Occident. Cette épidémie mondiale peut-elle favoriser ce rapprochement? Créer cette fraternité à l’échelle planétaire î
Je l’espère, et pour cela il va falloir que de plus en plus de gens se lèvent, se mobilisent, s’engagent, changent de vie pour changer la vie et changer l’ordre en place, ou plutôt le désordre établi! Comment? Avec quel objectif? Avec quel projet non seulement politique mais aussi spirituel? Je l’ai dit souvent, ce projet sera de réparer ensemble le tissu déchiré du monde. Réparer le lien à la nature, réparer nos liens d’entraide, de solidarité, de fraternité, et réparer enfui le troisième lien, le lien à soi: réaccorder nos vies à notre moi profond, à notre intériorité, vivre selon notre cœur, qui nous éveille à la compassion, au partage, au respect, à l’émerveillement, à la sagesse, au lieu de n’écouter que nos désirs matérialistes. Devenons ensemble, à l’échelle planétaire, ce que j’appelle des « tisserandes » et des « tisserands » qui recréent et réinventent tous les liens nourriciers, sacrés, fondamentaux, les liens d’interdépendance entre le vivant tout entier et la vie humaine.
Dans la plupart des pays d’Afrique, le confinement est un luxe que les plus pauvres ne peuvent pas se permettre. Quand on est dans le dénuement et la survie, peut-on néanmoins mettre aussi cette période à profit ?
La crise due à la pandémie et le confinement ont fait éclater le scandale de l’inégalité, à toutes les échelles. Comme d’habitude, la situation a été plus facile à vivre pour les nantis, et elle a été un enfer pour les plus démunis, en Afrique et plus largement partout où les besoins de base ont déjà d’habitude du mai à être satisfaits. Cela devrait nous faire réfléchir, nous contraindre à changer enfin de modèle de développement. Mais avons-nous collectivement la maturité intellectuelle, morale, politique et spirituelle pour cela? J’en doute. Pourrons-nous alors compter au moins sur assez de résistants, d’engagés, pour mener cette insurrection des consciences dont parle Pierre Rabhi ? Je l’espère.
Quels sont les philosophes qui vous ont aidé à méditer et à sortir différent de cette épreuve?
Ce ne sont pas des philosophes qui m’ont aidé mais plus largement des intervenants du débat public que j’ai lus avec intérêt. L’entretien d’Alain Damasio [auteur français de science-fiction] dans Reporterre, par exemple, sur un mode certes radical mais salutaire à mon sens. Et, plus profondément, ce qui m’a beaucoup apporté pendant cette période, encore plus qu’à l’ordinaire, c’est la pratique spirituelle : je suis de culture soufie, avec le dhikr quotidien matin et soir: cet exercice de concentration intérieure pratiqué en égrenant un chapelet m’a permis de goûter à une source profonde de sérénité, de détachement et de confiance en la vie, en l’avenir.
La sagesse de l’islam, ou d’autres religions, peut-elle être un recours ?
Oui, dans les moments de sagesses spirituelles sont décisives. Contrairement à ce qu’en pensent certains, ces sagesses qui nous parlent de tel ou tel dieu, ou de notre lien à l’univers, ou encore de l’immortalité qui est en nous au-delà de la vie de ce corps, ne sont pas des consolations, des refuges qui nous feraient seulement croire en des choses imaginaires et qui, ainsi, nous permettraient juste de mieux supporter la dureté de la vie. Non, l’expérience qu’elles nous offrent, à travers leur vision du monde, leurs pratiques, va beaucoup plus loin que cela. Elles éveillent notre conscience à des dimensions plus profondes et plus vastes. Elles nous font participer à l’intelligence qui anime l’univers, elles nous remettent dans le grand courant de la vie universelle. Elles nous révèlent en même temps, car le dedans et le dehors sont liés, les secrets qui dorment au fond de nous. Comme le disait jadis Socrate : « Connais-toi toi-même, tu connaîtras l’univers et les dieux. »
Il semble que, dans certains cas, la foi ait aussi aveuglé des fidèles : des dizaines de pasteurs pentecôtistes américains ont par exemple péri alors qu’ils continuaient d’organiser des messes et minimisaient l’impact du virus. Ailleurs, un imam a vu dans le coronavirus « un soldat de Dieu » envoyé frapper les ennemis de l’islam. Les thèses complotistes fleurissent également autour du virus. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Cela ne m’inspire pas, cela m’atterre. Les traditions spirituelles, hier comme aujourd’hui, offrent le spectacle du meilleur comme du pire: de la sagesse d’un côté, de l’humanité, de la compassion, mais hélas aussi, chez beaucoup de croyants, de la superstition, de l’intolérance et, dans les cas que vous citez, du fanatisme. Quant au complotisme, avec toute la paranoïa qu’il peut engendrer, je crois qu’il ne mène nulle part. Au lieu de perdre son temps à imaginer des ennemis cachés quelque part ou partout et de perdre ainsi en vain beaucoup d’énergie, concentrons-nous les uns et les autres sur ce que nous pouvons faire pour changer le monde, là où nous sommes, là même où nous vivons, même si c’est à une petite échelle. Et en commençant par essayer au quotidien de se changer un peu soi-même. Faire l’exercice spirituel d’essayer de grandir en humanité, c’est-à-dire en générosité, en désintéressement, en compassion et en miséricorde
Dans une tribune publiée dans Libération, vous avez dénoncé les mesures inhumaines et liberticides prises lors du confinement en France. Pour vous, sauver des vies ne justifie pas tout?
Sauver le maximum de vies doit être un objectif prioritaire. La difficulté est, pour les démocraties, de concilier le maximum de sécurité avec le maximum de liberté. Or là, en cherchant à protéger les populations, ce qui était indispensable, on s’est mis dans une situation très problématique vis-à-vis des libertés publiques : non seulement la simple liberté de circuler, d’aller et venir dans l’espace public, mais aussi le droit et le devoir de visiter les malades, les personnes âgées, les souffrants, les isolés, etc. Pour moi, la crise et sa gestion interrogent donc l’état moral de nos systèmes, l’état moral de nos démocraties.
Au Kenya, la police a tiré des gaz lacrymogènes dans les bidonvilles ; au Sénégal, en Afrique du Sud, d’autres violences ont été rapportées… Chaque fois justifiées par la prudence sanitaire. Pensez-vous que cette épidémie fasse le lit de régimes policiers, sur le continent, en France ou ailleurs?
Je dis simplement qu’il faut faire très attention, être extrêmement prudents, et pour cela extrêmement avertis ou conscients des risques qu’un état d’urgence fait peser sur nos sociétés si nous voulons qu’elles restent démocratiques et pacifiques.
Le confinement a pris officiellement fin en France. Avez-vous le sentiment d’être vous-même sorti différent de cette période?
Oui, plus conscient peut-être de l’ampleur de tout ce qu’il va falloir changer dans nos systèmes de société pour qu’ils deviennent à la fois plus humains et plus écologiques, plus démocratiques et plus spirituels. Je sors donc de l’épreuve, en admettant qu’elle soit finie, avec ce que j’appellerais un optimisme tempéré et la volonté de travailler moi-même à la création, même modeste, même à petite échelle, d’écosystèmes de vie où l’on a changé les règles pour qu’enfin ils soient consacrés à ce que j’ai appelé nos liens vitaux, nourriciers: le lien à soi, le lien à l’autre, le lien à la nature. J’invite d’ailleurs chacune et chacun à se demander comment il peut contribuer à créer, là où il vit, avec d’autres, une « île de tisserands » où l’on cultive un autre savoir-être. De telle sorte que demain, je l’espère, nos sociétés soient ainsi constituées d’une multitude de petites îles sociales reliées librement entre elles, autogouvernées pour un ensemble de décisions, indépendantes mais pas égoïstes, pas coupées les unes des autres.
Comment voyez-vous l’après- covid ?
J’espère que cette période sera l’occasion pour nos sociétés de changer de rythme, de sortir d’un mode de vie aliéné par la nécessité économique et le consumérisme. Et au-delà, donc, l’opportunité d’un changement de paradigme. Car on le voit avec la crise écologique, mais aussi avec les écarts de richesse toujours plus scandaleux, notre modèle de civilisation est mortifère : il détruit le lien à la nature, il détruit les liens de solidarité dans des sociétés où chacun est conditionné, forcé de penser d’abord à sa propre survie ou à sa réussite. Tout cela ne nous mène nulle part, si ce n’est au chaos à force de déséquilibres qui deviennent toujours plus importants et dangereux. La crise aura-t-elle permis que nous réfléchissions à cela, et que se propage une prise de conscience? Je l’espère, mais je n’en suis pas sûr….