Monsieur le Ministre-Gouverneur Robert Beugré Mambé, en visite dans des villages de la sous-préfecture de Songon, a lancé vers l’avant une parole : « ayez pitié de la Côte d’ivoire, afin d’éviter d’imposer encore à notre pays une autre crise ». N’avons-nous pas là une parole soufflée et proposée à chacun de nous, afin d’être accueillie en nos cœurs ? Elle est soufflée de l’esprit qui, à l’image du vent, va librement hors de soi, nous laissant entendre le bruit qu’il fait, sans que nous puissions savoir d’où il vient ni où il va. Seule, toutefois, demeure en nous la certitude que cette parole va et vient afin de nous inviter à renouer avec ce qui, subtilement, nous constitue comme homme, ce qui, entre ciel et terre, est susceptible d’assurer en nous l’honneur d’être homme.
Aurions-nous oublié, avec une légèreté déconcertante, la crise survenue après les Elections d’octobre 2010 qui a enlaidi le visage de notre pays, dommageablement contrarié son développement économique, et rendu opaque son avenir en l’alourdissant avec un couvercle de plomb ? Aurions-nous oublié ces personnes arrachées à l’affection de leurs parents, ces vies mutilées et brisées pour toujours, ces hommes, ces femmes et ces enfants obligés de fuir vers d’autres pays, en abandonnant tout, afin d’échapper à des atrocités ? Comment saurions-nous nous honorer, une fois dans le train, de toujours somnoler pour ne nous réveiller qu’au moment de la collision, et devenir l’objet de divers sommets internationaux et rencontres diplomatiques ?
La Côte d’ivoire n’a pas attendu notre naissance particulière, singulière et contingente avant d’exister ! Des hommes avant nous l’ont conçue, bâtie, et forgée par leur ardeur au travail, leur foi et leur espérance en une société meilleure, soucieuse de répondre à l’appel des cimes. Pourquoi alors, avant tout, ne pas nous donner comme unique but de travailler à porter encore plus loin et plus haut l’œuvre forgée avant nous, en nous tournant tous ensemble vers ce qui grandit l’homme, le construit et l’enrichit ?
Une terre où se trouvent des hommes est une substance vivante. Elle a une âme. Elle n’est pas un espace abstrait, quelconque, indifférencié, mais un lieu dont s’est saisie la volonté humaine afin d’y inscrire historiquement les demandes infiniment nobles de l’esprit et de la liberté. Un pays n’est-il pas un lieu en lequel s’éprouve et se façonne un destin ? Comme le bois vert, il gémit alors nécessairement quand il brûle, quand, par nos égoïsmes, l’enflure de notre moi et notre cécité spirituelle, nous le brûlons.
En bonne logique, l’opposition ne renvoie-t-elle pas à un lieu commun sur le fond duquel émergent les opposés, les différences ? Elle signifie désaccord. Mais, pour être en désaccord, ne faut-il pas qu’existe un point nous mettant en désaccord ? Précisément, ce point est ce qui nous unit, ce qui rend notre désaccord signifiant, concret et non abstrait. Dans le champ politique, ce qui peut nous opposer (la manière de gouverner le pays) est, malgré nous, en secret, subtilement, ce qui nous unit, puisque nous convenons tous, au moins, que le pays doit être bien gouverné ! Dans la division la plus radicale en apparence, règne toujours l’unité, présente en son absence même, et donc la nécessité de la réunification. Une chaussette déchirée, ainsi que le note Hegel, demeure encore une en soi. N’est-ce pas même son être déchiré qui nous fait prendre conscience de son unité perdue, à restaurer en la recousant discrètement ? L’unité peut être blessée, mais sa substantialité demeure et constitue la raison même des différences. Seuls deux amoureux peuvent se quereller, parce que quelque chose, en secret, les unit, et non deux personnes radicalement indifférentes l’une à l’égard de l’autre, ne partageant aucun enjeu ! Sous cet aspect, les raisons d’unir et de rassembler ne doivent- elles pas être toujours plus fortes que celles de diviser et de séparer ?
Une opposition politique est, en son concept, un lieu de sauvegarde éthique, un contre-pouvoir tourné vers les exigences du Bien, de la raison pratique. Elle est, en son principe, porteuse d’une vision de paix, et doit se soucier d’être gardienne, sentinelle des semences d’un avenir social plus humain. Comment peut-elle alors lancer un mot d’ordre de boycott actif et de désobéissance civile, quand elle sait bien que, de cette façon, elle invitera immanquablement des jeunes à descendre dans les rues pour y perpétrer des actes de violence ? Ne sait-elle pas, avec Platon, que la partie ténébreuse de notre âme, une fois libérée, ne craint point de s’abandonner à n’importe quelle souillure ? L’engagement politique ne vaudrait pas une seule seconde d’attention, s’il n’était une manière de se mettre au service des autres, d’œuvrer afin que partout brille la lumière du Bien. Saint Thomas d’Aquin voyait dans la politique un degré assez haut de la charité, car en effet il s’agit de servir l’homme en son être-incarné, dans sa personne créée à l’image de Dieu, dans ses besoins vitaux aussi bien matériels que spirituels.
Ne convient-il pas alors que la politique soit une affaire sérieuse, l’affaire d’hommes préoccupés d’être une demeure pour autrui, de nourrir de leur jeûne la faim de leurs frères ? Elle ne doit pas être celle d’individus flottants, toujours en tension, ne cessant de migrer dans leur propre existence, devenus comme touristes de leur propre vie, ne posant jamais leurs valises, peut-être parce qu’ils n’en ont pas, incapables qu’ils sont de proposer une parole autour de la dignité ?
Chacun de nous, dans sa maison, en fouillant partout, peut trouver une image du Président Félix Houphouët-Boigny. S’il s’exerce à la fixer longuement du regard, il entendra très certainement, dans la brise légère des choses, une parole silencieuse : « ne vous ai-je pas laissé en héritage ce qu’il faut pour poursuivre mon œuvre ? Pourquoi ne pas vous soucier de le sauvegarder, de le consolider afin que le tout brille en myriades de scintillation et devienne un modèle de l’espérance promise à l’humanité ?»
DIBI KOUADIO AUGUSTIN
PROFESSEUR TITULAIRE
DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ
FÉLIX HOU- PHOUËT-BOIGNY DE COCODY
Source : Fraternité Matin – N° 16758 du lundi 02 novembre 2020 page 18