Depuis trente ans, la Côte d’Ivoire vit une guerre entre les trois héritiers du père de l’indépendance, qui n’ont jamais cherché à rompre avec son idée d’une autorité incarnée par un chef suprême intouchable.
Le bar-dancing L’Etoile du sud à sa création, à Abidjan, en 1930. DR
Sur le « VGE » d’Abidjan, le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing que le rastaman Alpha Blondy surnomma dans l’une de ses chansons le « boulevard de la mort », plus personne ne le remarque. Et pourtant, le bar-dancing L’Etoile du sud porte en ses murs des pages de l’histoire de la Côte d’Ivoire qui éclairent son présent. Comme un symbole, l’établissement a été coupé en deux par un vilain mur de parpaings. Et l’impossibilité de régler la succession l’a plongé dans une profonde léthargie. La décoration rouge et blanc de ce lieu où se sont produites la plupart des vedettes de la musique ivoirienne est épuisée.
Christophe Kassi est l’un des multiples héritiers de ce monument oublié. Il est ce que la Côte d’Ivoire peut produire de meilleur : peau et cœur métis, jouisseur de chaque instant, optimiste même quand rien n’incite à l’être, intarissable sur tous les styles musicaux qu’il souhaiterait remettre au goût du jour. Sur les quelques chaises en plastique posées au bord de l’artère de 8 km où, d’une accélération, on peut alterner entre odeur de gaz d’échappement et senteurs saturées de cacao prêt à être embarqué pour l’export, les joutes électorales du moment s’oublient le temps d’une bière glacée ou d’une bouteille de rouge tiède achetée à l’épicerie du coin.
Cela peut paraître difficile à croire au premier coup d’œil, mais c’est à L’Etoile du sud que se sont formellement écrites les premières lignes de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire. « L’endroit a été créé avec l’assentiment de tout le monde par mon grand-père Georges en 1930, ici à Treichville, la commune des vieilles familles d’Abidjan, face à celle du Plateau, la commune des colons », raconte Christophe Kassi. Dédié à l’amusement de l’élite locale, le bar-dancing devient en 1944 le théâtre d’un premier événement historique, avec la création du Syndicat agricole africain. La structure, premier porte-voix des populations locales contre l’exploitation coloniale, installe à sa tête un jeune médecin, Félix Houphouët-Boigny, amené à devenir en 1960 le père de l’indépendance, un président monarque à l’héritage insoldé et la figure à laquelle se réfère hypocritement toute la classe politique qui lui a succédé.
« Le chef fait la loi, mais il se met au-dessus »
Deux ans plus tard, en 1946, c’est encore à L’Etoile du sud que naît le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), le futur parti unique qui, de 1960 au coup d’Etat du 24 décembre 1999, régnera sur le pays. Parmi les 34 fondateurs et les 18 membres du premier bureau du parti, tous ne sont pas Ivoiriens, mais deux noms sonnent plus exotiques que les autres : Casanova et Franceschi. « Ces deux Corses, envoyés par les Groupes d’études communistes, étaient des staliniens notoires qui ont largement participé à la rédaction des statuts du PDCI », relate le fils d’un membre historique du parti. Dans le contexte de la guerre froide, Houphouët-Boigny, député de l’Assemblée nationale française entre 1945 et 1959 et ministre de Charles de Gaulle, ne tarde pas à abandonner ses idéaux de gauche pour mieux s’entendre avec Paris. Il en sera un puissant relais en Afrique, tout en étant un habile manipulateur de la classe politique française pendant ses trente-trois années de pouvoir.
Pour asseoir son autorité, le meilleur représentant de la Françafrique saura, semble-t-il, garder quelques enseignements venus de Moscou. S’il n’a jamais versé dans la folie criminelle du « petit père des peuples », le parti, selon la conception de Félix Houphouët-Boigny, est une structure pyramidale dont le chef, au sommet, est une icône qui ne peut être contestée ; la nomenklatura construite avec l’indépendance et qui ne rencontre bien souvent le peuple qu’aux carrefours des grandes rues se doit d’être soumise, au risque de perdre ses privilèges ; les têtes qui dépassent et ceux qui affirment trop fort leurs ambitions sont aussitôt purgés. Ces tendances peuvent être retrouvées dans nombre de régimes dictatoriaux, mais « cette vision du communisme entrait en parfaite résonance avec le mode de gouvernance local, où tout va au chef, qui est chargé ensuite de redistribuer à la communauté », décrypte un fin connaisseur de la vie politique ivoirienne : « C’est lui qui fait la loi, mais il se met au dessus. Ainsi, quand on jette l’oracle et que ses prédictions ne lui conviennent pas, il a le droit de le relancer. »
Le « Vieux », ainsi que le surnomment affectueusement les Ivoiriens, avait su parfaitement tirer profit de son environnement extérieur et des habitudes locales, mais sa mort en 1993 n’engendre aucun réel changement dans l’idée que ses héritiers se font du pouvoir. Le PDCI demeure la matrice des nouvelles formations politiques qui voient le jour et l’autorité se doit toujours d’être incarnée par un chef suprême intouchable. Le pouvoir présidentiel supplante tous les autres. Le judiciaire comme le législatif ne sont envisagés que comme deux bras soumis à la tête. L’introduction du multipartisme et l’avènement de la Commission électorale indépendante et du Conseil constitutionnel, les deux instances chargées de prononcer les résultats des scrutins, ajouteront même un autre précepte prêté à Staline : « Ce ne sont pas les votes qui comptent, mais ceux qui comptent les votes. »
« L’ivoirité », un venin qui infuse la vie politique
Le premier des successeurs d’Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié (1993-1999), s’est toujours comporté comme un roi soucieux de ses privilèges, un conservateur de l’œuvre de son mentor, mais sans son génie politique qui consistait à partager finement le pouvoir et les richesses entre toutes les communautés du pays. Pour éliminer Alassane Ouattara, son premier rival, il se fait le promoteur de « l’ivoirité », une sorte de préférence nationale ramenée au contexte particulier de la Côte d’Ivoire, où les étrangers et leurs enfants ont grandement contribué à la construction du pays et représentent une large partie de la population actuelle. Son venin infuse depuis un quart de siècle la vie politique ivoirienne.
Après l’intermède du « Père Noël en treillis » – Robert Gueï, qui prit le pouvoir après une mutinerie devenue coup d’Etat le jour du réveillon 1999, puis le perdit dans la rue après avoir tenté de voler l’élection de 2000 –, Laurent Gbagbo, l’« antisystème » nourri aux idéaux socialistes, ne cherche jamais à rompre avec l’idée d’une autorité centralisatrice léguée par celui qu’il osa affronter dans les urnes dès 1990. S’il a su créer une symbiose, un univers partagé avec un peuple qui se retrouve en lui, son ambition de briser l’aristocratie fédérée autour du PDCI est vite abandonnée par les siens au profit d’une « refondation » noyée dans le champagne, les achats de Toyota RAV4 pour les maîtresses et un nationalisme imprégné de messianisme religieux et justifiant toutes les formes de violence pour combattre une rébellion qui coupe le pays en deux entre 2002 et 2011 et trouve ses principaux appuis au Burkina Faso voisin.
Son tombeur en 2011, Alassane Ouattara, appuyé diplomatiquement et militairement par les Nations unies et la France, jouera à plein l’idée d’une « restauration » de l’houphouëtisme, un retour vers le passé pour projeter la Côte d’Ivoire vers « l’émergence » économique. Depuis son accession au pouvoir, le pays s’est couvert de bitume, le réseau électrique s’est densifié, Abidjan est en perpétuel chantier mais « les autoroutes humaines font défaut », constate avec dépit l’un de ses proches. Au sein de la population gronde la frustration de ne voir la croissance économique profiter qu’à une caste dirigeante originaire du nord du pays, dont Alassane Ouattara est perçu comme le meilleur protecteur.
« Ce n’est pas à Louis XV qu’on a coupé la tête »
Lors de l’élection du 31 octobre, une part de l’opposition, qui conteste avec de sérieux arguments la légalité constitutionnelle du troisième mandat du président sortant, a également joué sur les ressorts toujours mobilisateurs de la lutte des « vrais Ivoiriens » contre « le candidat de l’étranger », toujours accusé d’être d’origine burkinabée, et du chef d’une communauté qui « mange seule ». Depuis des années, l’entourage du chef de l’Etat assure entendre cette dernière critique, mais jusqu’ici les réelles mesures qui laisseraient croire à un meilleur partage du pouvoir et de la rente qu’il génère se font encore attendre.
Instrumentalisés par chaque camp, qui n’a jamais su chercher ou trouver de meilleurs chevaux de bataille que l’utilisation de la fibre ethnique, les jeunes de chaque communauté, tous en attente d’un avenir meilleur, se font aujourd’hui face, sourds aux griefs et aux peurs de leur voisin dès que les enjeux de pouvoir débordent dans la rue. Le risque du pire n’est jamais écarté et l’élection du 31 octobre a montré tout le danger que pouvaient représenter les réseaux sociaux dans un contexte où chacun se perçoit comme assiégé.
Les héritiers de Félix Houphouët-Boigny, 239 ans à eux trois, ont depuis la mort du père de l’indépendance montré leur capacité à s’entre-déchirer puis à se réconcilier sans grande sincérité. Alassane Ouattara avec Laurent Gbagbo contre Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara avec Henri Konan Bédié contre Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié avec Laurent Gbagbo contre Alassane Ouattara… Toutes les combinaisons ont été éprouvées et ceux qui ont tenté de s’affirmer sans l’aval de leur mentor ont été écartés, traités comme des traîtres, ou se sont marginalisés d’eux-mêmes.
En vieux monarque reprenant à son compte les échanges entre Louis XV et Madame de Pompadour, Félix Houphouët-Boigny pouvait lancer à sa table « Après nous le déluge ! », avant de conclure d’un sourire malin : « Ce n’est pas à Louis XV que l’on a coupé la tête, mais à son successeur. »
REPÈRES
- 1930 : Création de l’Etoile du sud
- 1946 : Création du PDCI
- 1960 : Indépendance, Félix Houphouët-Boigny devient président de la République
- 1990 : Première élection multipartite
- 1993 : Mort de Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié lui succède
- 1999 : Premier coup d’Etat, suivi un an plus tard de l’élection Laurent Gbagbo
- 2010 : Election d’Alassane Ouattara, suivie d’une crise post-électorale et de l’arrestation de Laurent Gbagbo
- 2020 : Alassane Ouattara est réélu pour un troisième mandat contesté