Un quart de siècle après sa disparition, le 7 décembre 1993, l’héritage de Félix Houphouët-Boigny et les appels du « Vieux » à la paix et au dialogue sont malmenés par ceux qui se réclament du houphouëtisme.
C’est sans réelle surprise, mais avec beaucoup d’émotions que les Ivoiriens apprennent ce 7 décembre 1993 la mort de Félix Houphouët-Boigny. Après un demi-siècle de règne sans partage, celui qui fut le leader de la décolonisation de 1946 à 1960 puis premier président de la République de 1960 à 1993, « le Vieux », comme l’appelait affectueusement les Ivoiriens, s’éteint.
Il laisse son pays, cette Côte d’Ivoire qu’il a façonnée. Sa légitimité historique, son système de gouvernement présidentialiste et monopartite – du moins jusqu’en 1990 -, et le miracle économique des années 1960 et 1970 lui ont permis de construire et diriger le pays à sa guise. Un quart de siècle après sa mort, qu’en est-il de l’héritage ? En d’autres termes, que reste-il de l’édifice, de l‘idéologie et de l’homme ?
A priori, la réponse à ces interrogations semble évidente, tant le nom d’Houphouët surplombe la Côte d’Ivoire. À Abidjan, l’aéroport, l’un des trois principaux ponts, le stade national et la plus grande université portent son nom. Yamoussoukro, capitale politique, est le fruit de sa volonté.
La décennie de guerre et la persistance de la pauvreté ne font que renforcer l’image angélique du Vieux
L’imposante basilique Notre-Dame-de-la Paix y rappelle son œuvre. La Fondation pour la recherche de la Paix et l’Institut polytechnique – creuset de l’élite scientifique du pays – sont aussi baptisés du nom d’Houphouët-Boigny. Au-delà des capitales, les villes ne manquent aucune occasion de le canoniser en baptisant places ou édifices de son nom.
Cette symbolique contribue à embellir l’image d’Houphouët dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. La décennie de guerre et la persistance de la pauvreté qui tranchent avec le vécu ou les récits de la stabilité et du miracle économique ne font que renforcer l’image angélique du Vieux.
Il suffit de parcourir la musique urbaine ivoirienne pour s’en apercevoir. Entre Espoir 2000, célèbre groupe zouglou qui regrette le temps de Boigny, et Fadal dey, chantre du reggae qui, au nom de sa génération, demande pardon pour avoir hurlé « Houphouët voleur ! » en 1990, le Vieux est honoré.
Certes, les polémiques liées à la trop grande influence de la France, à ses dérives dictatoriales et la montée d’un certain panafricanisme écornent son image, mais elle reste globalement positive à tel point que son legs est au cœur de la bataille politique du moment.
Au-delà des appareils politiques et de l’homme, c’est l’idéologie, c’est l’houphouëtisme, en tant qu’héritage qui est malmené
En effet, les bisbilles entre les héritiers d’Houphouët incarnés par le président Alassane Ouattara, chef du RDR, et Henri Konan Bédié, du PDCI-RDA, outil politique de Houphouët, rythment l’actualité politique ivoirienne. Si l’unité retrouvée de ses héritiers en 2010 pouvait lui redonner le sourire – ne dit-on pas en Afrique que les morts ne sont pas morts ? – nul doute que le spectacle du moment l’ulcère. En fait, au-delà des appareils politiques et de l’homme, c’est l’idéologie, c’est l’houphouëtisme, en tant qu’héritage qui est malmené.
En effet si deux mots devaient caractériser Houphouët et définir l’houphouëtisme, c’est certainement « dialogue » et « paix ». Il avait fait de la paix, la plus haute aspiration humaine, et l’avait enseignée à son peuple. Il n’avait de cesse de rappeler « qu’il y a plus de mérite à faire la paix qu’à faire la guerre » et que « dans la recherche de la paix, de la vraie paix, de la paix juste et durable, on ne doit pas hésiter un seul instant, à recourir, avec obstination au dialogue ».
Le dialogue s’imposera un jour, avant ou après la guerre. Il est infiniment préférable d’y recourir au plus tôt pour éviter la guerre
Certes, des événements – la crise dans le Guébié en 1970, l’activisme au Biafra – ont montré les limites de son action, mais il est un des chefs d’État du XXe siècle qui ont laissé dans les faits et dans l’histoire le souvenir d’avoir été l’un des plus actifs artisans de paix.
Et pourtant, dès le lendemain de sa mort, ses héritiers – et les Ivoiriens dans leur ensemble – n’ont pas su faire l’économie de querelles qui se sont muées en véritable guerre. Pis encore, dans cette marche vers la reconstruction d’un pays défiguré, les leaders qui, pour la plupart, se réclament d’Houphouët, semblent faire fi du dialogue. Il faudrait peut être rappelé à ces derniers, aux Ivoiriens, voire au monde, cette déclaration sous forme de testament : « De toute façon, le dialogue s’imposera un jour, avant ou après la guerre. Il est infiniment préférable d’y recourir au plus tôt pour éviter la guerre. »
JEUNE AFRIQUE