Dans son dernier ouvrage, le psychanalyste français, né à Tunis, prend du recul par rapport au conflit israélo-palestinien. Il met l’accent sur la proximité historique entre Juifs et musulmans, allant jusqu’à appeler au remplacement de la notion de civilisation judéo-chrétienne par celle de “gréco-abrahamique”. Entretien.
Juif d’origine tunisienne, Gérard Haddad vit comme un drame personnel le conflit entre juifs et musulmans. Dans son dernier livre, « Ismaël & Isaac, ou la possibilité de la paix » (Premier parallèle, 2018), il décrypte comment des relations riches et fécondes ont laissé place à l’hostilité et à la méfiance.
Pour cela, il remonte jusqu’à l’Ancien Testament, où les rapports fraternels sont souvent meurtriers – du moins conflictuels. Et pourtant, rien de tel entre Ismaël et Isaac, les enfants d’Abraham dont Arabes et Juifs disent descendre. Si leurs successeurs entretiennent aujourd’hui des rapports hostiles, leurs aïeux offrent l’exemple d’une entente possible.
Que dit le récit biblique de la relation entre les deux frères ? En quoi cette relation peut-elle éclairer les rapports – tour à tour harmonieux puis conflictuels – entre leurs descendants ? « Si Ismaël et Isaac ont pu vivre en paix, pourquoi leurs descendants ne le pourraient-ils pas ? » C’est de cette question simple que Gérard Haddad est parti pour jeter les bases d’un dialogue rétabli.
Jeune Afrique : Pourquoi revenir au mythe biblique d’Isaac et Ismaël pour évoquer la problématique très contemporaine des relations entre Juifs et musulmans ?
Gérard Haddad : Les mythes jouent un rôle essentiel dans l’histoire moderne. Le Livre de la Genèse a mis l’accent sur la gravité du fratricide : Caïn et Abel, Joseph et ses frères, Esaü et Jacob, le roi Salomon qui tue son frère le premier jour de son règne, etc. Il se trouve qu’il y a une exception, contrairement à ce qui se dit : c’est la bonne entente entre Ismaël et Isaac, desquels descendent, selon la tradition, musulmans et Juifs. Il n’y a donc pas de haine « héréditaire » entre les deux peuples.
Quel passage en particulier vous inspire cette lecture ?
Il y en a plusieurs. Surtout celui où Isaac, avant ses noces, va au « Puits du Vivant » [c’est-à-dire Dieu], l’endroit que l’islam a assimilé à la source de l’eau de Zamzam. Ce lieu est le symbole d’Ismaël, puisque c’est là qu’il a été secouru après l’exil de sa mère Agar. Ce passage, que personne ne commente, symbolise la bonne entente entre les deux frères : « Nous ne sommes pas obligés de nous aimer à la folie pour vivre en bonne entente. Se respecter, s’apprécier, échanger. » C’est ce que dit en substance la Bible. Dans ce lieu du « Puits du Vivant qui nous voit », les deux frères ont signé un pacte : « si nos descendants s’entendent bien, ce sera dans leur intérêt partagé ; s’ils se disputent, ce sera à leur détriment partagé. »
N’est-ce pas là une interprétation très personnelle ?
C’est en effet mon interprétation, mais je trouve que l’histoire la confirme. Le fait même de l’apparition de l’islam a sauvé le judaïsme, qui périclitait sous l’effet de la persécution intensive des chrétiens de l’époque. Je rappelle que la conquête de l’Espagne par les musulmans s’est faite avec l’aide des Juifs. Ces derniers ont ouvert les portes du port de Malaga, parce qu’ils souffraient de l’oppression chrétienne. Nous avons alors eu deux siècles de civilisation islamo-judaïque prodigieuse, qui a vu émerger les plus beaux esprits juifs. On a vu par exemple le rabin Samuel Ibn Nagrela [Abou Ishaq Ismaël en arabe] devenir ministre et chef d’état-major des troupes du Sultan.
Que seraient devenus les Juifs, au moment de l’expulsion d’Espagne, sans les pays musulmans ?
Je peux témoigner, en tant que Juif tunisien, qu’il y a eu entre nous et les musulmans tunisiens une cohabitation pacifique, une bonne entente, au moins jusqu’à l’apparition de l’État d’Israël. Que seraient devenus les Juifs, au moment de l’expulsion d’Espagne, sans les pays musulmans ? Heureusement que l’Empire ottoman les a accueillis. Et à l’inverse, l’intolérance des Almohades à leur égard a marqué le début du délitement de la civilisation andalouse, jusqu’à la chute de Grenade. Le pacte entre Isaac et Ismaël se vérifie donc !
Le conflit israélo-palestinien a-t-il mis fin à cette harmonie ?
Il a contribué à la dégradation de cette relation, qui n’était pas toujours harmonieuse. N’idéalisons pas les relations avant la création d’Israël, mais le conflit israélo-palestinien est une grande blessure, oui. En tant que Juif, je me sens héritier d’une tradition prophétique, selon laquelle il faut respecter l’étranger, car nous-mêmes avons été étrangers.
Il s’est créé un climat irrespirable en France, qui entretient la spirale de la haine réciproque
Comment peut-on traiter les Palestiniens comme cela, après avoir vécu nous-mêmes la persécution et l’exil ? Beaucoup d’intellectuels juifs en France ont appuyé les opérations militaires israéliennes à Gaza, qui ont fait des milliers de morts. Il s’est créé un climat irrespirable, qui entretient la spirale de la haine réciproque. Il y a incontestablement une montée de l’antisémitisme en France, mais il y a aussi un sentiment anti-islam de plus en plus fort. Je n’aime pas cette atmosphère.
Vous remettez également en question la notion de « civilisation judéo-chrétienne ». Pourquoi ?
Ce concept est stupide et faux. Que deviennent les Grecs là-dedans ? Nous sommes aussi leurs enfants. On oublie Aristote, Socrate, Sophocle, etc. De qui tiendrions-nous la philosophie grecque, si elle n’avait pas été traduite et commentée par les Abbassides ? L’islam s’inscrit également dans cet héritage grec. Première carence. Deuxième carence : le christianisme portait en lui l’idée du génocide des juifs, pas l’islam.
La civilisation occidentale repose sur deux piliers, le pilier grec et le pilier monothéiste. Sans ce dernier, la science moderne n’aurait pas pu naître, comme l’a montré l’historien Alexandre Koyré. Ces deux piliers se retrouvent aussi dans l’islam, qui fait donc partie de notre civilisation. L’expression « judéo-chrétienne » ravive, en quelque sorte, le sentiment d’exclusion qu’a dû ressentir Ismaël lors de l’expulsion de sa mère Agar. Or, ce livre veut ouvrir un dialogue avec nos compatriotes musulmans en France. Je préfère donc le concept de civilisation gréco-abrahamique.
Vous cherchez aussi à expliquer les causes du retard du monde musulman. Selon vous, quelles sont-elles ?
Pour devenir ce qu’elle est, la civilisation occidentale a dû subir deux révolutions essentielles que l’islam a échoué à intégrer. La première est la révolution scientifique : les textes sacrés ne sont pas une source de savoir. La science n’a pas à tenir compte de ce que dit le Coran, contrairement à ce que soutenait récemment une chercheuse tunisienne. La religion est un appel à la foi. Les textes sacrés sont des boulets pour les sociétés, si on ne les prend pas pour ce qu’ils sont : des textes sur les valeurs, et non sur le savoir physique.
La Tunisie éprouve de grandes difficultés à se développer, alors qu’elle a subi un colonialisme moins pire que les Asiatiques
La seconde est la révolution féministe, que les autres religions elles-mêmes n’ont d’ailleurs pas entièrement assimilée. Cette pilule est plus difficile à avaler. Ces deux révolutions ont changé le quotidien des gens. Des pays qui ont 60 ans d’existence sont à la pointe du progrès technologique : pensons à la Corée, à Singapour… La Tunisie, pour prendre un exemple que je connais, éprouve les plus grandes difficultés à se développer. Pourtant, les Asiatiques ont subi un colonialisme bien pire que ce qu’ont subi les Arabes.
La civilisation islamique n’a-t-elle pas pu, au moins à ses débuts, être performante sur le plan scientifique, tout en continuant à considérer le Coran comme un livre de savoir ?
Elle était effectivement brillante au niveau des techniques. Mais la science moderne, c’est autre chose. Elle apparaît avec Newton, Copernic, etc. Bien sûr, il y a eu des savants avant cela, et les pays islamiques était à la pointe des techniques. Pendant qu’on construisait la mosquée de Cordoue, plus au nord, les églises étaient en bois. Mais il faut distinguer ce savoir-là de la science moderne, qui constitue une coupure radicale dans l’histoire humaine.
L’islam n’a pas su prendre le train de la science moderne
L’islam n’a pas su prendre ce train. Les autres cultures l’ont pris avec plus ou moins de rapidité et de tensions internes. Et puis l’esprit critique des débuts de l’islam a peu à peu disparu, ce qui a finalement fait de la terre d’islam des pays fragiles. Quand on pense qu’il a suffi d’un petit contingent pour que la France prenne l’Algérie, alors défendue par l’émir Abd-el Kader, un homme de grande qualité et d’une envergure morale certaine…
Enfin, vous décelez un malaise avec les origines orientales du judaïsme. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il y a une névrose chez de nombreux juifs ashkénazes à l’égard de leurs origines orientales. Sinon que feraient-ils en Orient ? Ils ont d’ailleurs longtemps envisagé d’aller ailleurs, en Argentine par exemple. La manifestation la plus spectaculaire de cette haine de soi, c’est la façon dont les juifs venant des pays arabes ont été traités en Israël. Le dirigeant sioniste Kurt Blumenfeld, qui était le maître de Hannah Arendt, disait : « Quand je vois ces juifs arabes, je me demande ce que j’ai de commun avec eux. »
On les a maltraités, parqués dans le désert, fait subir un traitement humiliant. L’histoire d’Israël est marquée par ces mauvais traitements. C’est la gauche de Ben Gourion et du Parti travailliste qui a le plus maltraité les juifs orientaux à l’époque. Et beaucoup de juifs qui sont partis en Italie après la Reconquista, à Livourne par exemple, ont fini par gagner la Tunisie car la vie en pays chrétien ne leur a pas plu. Dans la vie quotidienne, ce fond d’affection entre juifs et musulmans, celui qui existait entre Isaac et Ismaël, n’a pas disparu.
JEUNE AFRIQUE