Cet article analyse les initiatives d’un prosélyte musulman au nord de la Côte d’Ivoire où la présence de l’islam, bien qu’antérieure à la période coloniale, rencontre toujours des difficultés Le contexte est celui de la crise militaro-politique qui a vu la partition du pays entre belligérants (forces gouvernementales et mouvements rebelles) et la montée en force de pratiques magico-religieuses – frisant le paganisme – dans les usages publics. À partir d’une approche anthropologique et historique, ce travail, en abordant l’islam en pays sénoufo d’où est originaire Ousmane Doumbia, parcourt l’itinéraire de cette figure religieuse et montre la manière dont elle essaie de profiter du contexte social créé par la crise pour se faire une place au sein de la communauté musulmane nationale.
Longtemps marqué par l’empreinte des religions traditionnelles et du christianisme – en raison de la visibilité sociale des missionnaires catholiques et protestants –, le paysage religieux de la Côte d’Ivoire a connu une importante mutation au cours des décennies ayant suivi l’entreprise coloniale (1893‑1960). La position de ce territoire ouvert sur la mer, et son fort potentiel économique, à la base de mouvements de populations dynamiques en provenance des pays de la sous-région ouest-africaine où l’islam a un fort ancrage social, étaient des signes annonciateurs de ce changement (Marty 1922, Triaud 1974a) devenu une réalité, avec une proportion de musulmans passée de 10 % de la population en 1945 (Loucou 2012) à 39 % en 1998.
Pourtant, cette religion, conduite en majorité par des acteurs mandé malinké aux profils divers (marchands, colporteurs, marabouts et soldats de l’armée coloniale) et déjà présente dès le déclin de l’empire du Mali à la fin du Moyen Âge, a connu des moments de
controverse : une fin de xixe siècle peu productive en termes de prosélytisme, eu égard aux troubles sociopolitiques de la période « samorienne », puis un début de xxe siècle plus restrictif sur les questions de libre expression de la religiosité. Toutefois, la dualité de la politique musulmane de l’administration française, comme en témoigne le rôle d’auxiliaires administratifs qu’elle a accordé aux négociants mandé lors du projet de la réanimation des anciennes voies commerciales en direction des localités du sud, permit une évolution de la situation. Cette politique d’assimilation, guidée par l’ouverture de la colonie à l’exploitation économique, fut profitable à l’islam qui, à travers ces négociants itinérants et la présence préalable des tirailleurs sénégalais en mission sur le littoral forestier, finit par essaimer sur tout l’espace territorial (Triaud 1974a, Binaté 2015b).
Si la propagation de l’islam en Côte d’Ivoire est redevable en partie à la complicité indirecte de l’administration coloniale, son introduction en pays sénoufo est, elle, plutôt liée au rôle joué, des siècles plus tôt, par cette région dans le commerce à longue distance reliant la zone soudanaise aux côtes de l’Atlantique. Installé dans le septentrion ivoirien où il s’étend sur près de 55 000 kilomètres carrés (Coulibaly 2010), le peuple sénoufo est une composante des Gur ou voltaïques que l’on retrouve aussi bien au Burkina Faso qu’au Bénin, Ghana, Togo et Mali (Delafosse 1912 ; Ouattara 1988). L’extension de son aire culturelle et les influences subies de la cohabitation avec d’autres peuples en ont fait un groupe hétérogène au sein duquel figurent des sous-groupes tels les Tiembara, Niarafolo, Palaka, Niafara et Nonhoulo. Ces entités, bien que longtemps en contact avec l’islam, n’ont pour autant pas mis un terme à leurs pratiques cultuelles ancestrales de sociétés initiatiques. Dans le canton des Nonhoulo, où certains de ces actes perdurent, un personnage s’est révélé dans le paysage religieux islamique.
L’irruption d’Ousmane Doumbia intervient dans le sillage de la crise sociopolitique au début de la décennie 2000, marquée également par un contexte de renouveau de l’islam soufi (Chanfi 2006), avec son foisonnement de leaders religieux dans l’espace public ouest-africain, parfois affublés du titre de Cheikh (Soares 2010 et 2016 ; Holder 2012). Ce conflit sans précédent, et à relents identitaires (Akindès 2004), avait conduit à la partition du pays entre une moitié sud aux mains des forces gouvernementales et un Nord sous contrôle de militaires déserteurs appuyés par des chasseurs traditionnels ou dozo, rompus à l’art des rituels de protection imaginaires (Fofana 2011, Miran-Guyon 2015). Le recours à cette dernière catégorie d’acteurs, avec l’introduction de pratiques syncrétiques frisant le paganisme comme moyen de lutte, porta un coup à l’islam. Pour un retour à la normalité, Ousmane Doumbia, alors impliqué dans ce conflit pour avoir servir de guide spirituel aux insurgés, tenta une reconversion en adoptant une nouvelle identité de guide religieux musulman dans sa région natale.
La présente contribution retrace l’itinéraire de ce personnage à partir d’une approche historique et anthropologique. Sera abordée la manière dont Ousmane Doumbia essaie de se faire une place au sein de la communauté musulmane au nord du pays, où l’évocation du Nonhoulo a une consonance de peuple animiste, eu égard à son appartenance au groupe sénoufo, dont une part considérable est encore « fétichiste ». Par ailleurs, dans le contexte d’une volonté collective affichée d’affirmation de cette identité, une attention sera accordée à l’appropriation de la mission d’Ousmane Doumbia par les originaires de cette région. A suivre…